Un des rares effets positifs des salves tarifaires de Donald Trump a été de mettre en avant l’intérêt pour les entreprises de maîtriser leurs opérations douanières, voire de se doter en interne d’un « Trade Officer », un responsable douane, pour mettre en place une stratégie d’adaptation efficace à ce nouvel environnement des affaires. Un webinaire organisé récemment par AU Group avec comme principal intervenant Stanislas Roquebert, déjà auteur d’un article pour Le Moci, a permis de faire un point sur ce sujet. Revue de détail.
« Beaucoup d’entreprises ont des flux internationaux mais ne les connaissent pas, résumait Stanislas Roquebert, avocat spécialisé sur les problématiques douanières (cabinet LightHouse LHLF), intervenant d’un webinaire organisé par le courtier en assurance-crédit AU Group le 14 mai. Or, dès lors que vous avez des flux internationaux, vous devez avoir un ‘ Trade Officer ‘, ou un responsable douane, peu importe comment vous l’appelez. Quelqu’un qui connaît ces flux et s’en occupe ».
D’après cet expert, la première mission de ce responsable sera de faire une cartographie des flux internationaux de l’entreprise, une base de départ indispensable pour analyser la situation puis réfléchir aux meilleurs moyens de s’adapter pour minimiser l’impact des nouveaux droits de douane américains et des probables mesures de rétorsions.
Car sinon, comment anticiper et faire face à ces hausses brutales des barrières tarifaires ?
Le niveau élevé des droits de douane va demeurer
Certes les droits de douane « réciproques » décrétés le 2 avril (20 % pour l’Union européenne) ont été suspendus pour 90 jours le 9 avril suivant, soit jusqu’au 8 juillet. Mais les entreprises qui exportent aux États-Unis subissent tout de même le taux universel de 10 % supplémentaires appliqué par l’administration Trump.
Par ailleurs, les droits de douane de 25 % sur l’acier et l’aluminium (matières premières, produits finis, produits dérivés) ainsi que l’automobile demeurent. Des exemptions ont aussi été instaurées : certains produits high Tech (PC, Smartphones, écrans), certains produits pharmaceutiques, semi-conducteurs et produits en bois.
Enfin, à la suite des négociations bilatérales entre Pékin et Washington, les droits de douane sur les produits chinois ont été ramenés à 30 % et ceux sur les produits américains en Chine à 10 %. Mais à l’instar de nombreux observateurs, Stanilas Roquebert est convaincu que même si des accords sont trouvés par les États-Unis et leurs partenaires, le niveau universel de 10 % demeurera après la période de suspension.
Les règles de base essentielles
Quelles sont les règles de base sur lesquelles se pencher ?
Première règle de base : l’origine douanière. C’est bien sur les produits selon leur origine et non selon leur provenance que les nouveaux droits de douane américains s’appliquent. Sur les produits originaires d’Europe, le taux de droits de douane supplémentaire appliqués à tous les produits est de 10 % et de 25 % sur les produits issus des secteurs déjà cités (acier, aluminium, automobile).
L’origine, en douane, c’est le pays où le produit a subi « une transformation substantielle », rappelle Stanislas Roquebert. Un simple assemblage de pièces en provenance de Chine ou d’autres pays tiers ne suffit pas à qualifier une « origine France », par exemple. La « transformation substantielle » doit avoir entraîné un changement de code douanier du produit ou un changement de valeur, ou les deux à la fois.
En outre, les douanes américaines ont été missionnées pour décortiquer les composants d’un produit importé pour appliquer des tarifs différenciés selon l’origine de leurs composants : Stanislas Roquebert a donné l’exemple d’un drone fabriqué en France. Normalement il sera taxé à 10 % à l’entrée aux Etats-Unis, mais attention s’il comporte des pièces en aluminium ou en acier originaires de Chine : cette partie là peut être taxée à 30 %… Un casse-tête pour les calculs !
Reste que cette notion essentielle de l’origine doit être prise en compte dans les politiques de sourcing des entreprises. C’est même un des moteurs des réorganisations en cours de nombreuses supply chain.
Incoterms : comprendre l’impact sur la « valeur en douane »
Autre notion fondamentale : les Incoterms, ces règles universelles édictées par la Chambre de commerce internationale (ICC) pour permettre une répartition des charges et des risques entre un vendeur et un acheteur lors d’une transaction de commerce international, partout dans le monde. Le choix d’un Incoterm influe aussi sur la valeur en douane, autrement dit le calcul de la base taxable par une autorité douanière.
Stanislas Roquebert a rappelé que traditionnellement, les États-Unis sont un pays « très ouvert » sur le plan commercial : la valeur en douane y est plus faible que dans l’Union européenne, selon lui.
En effet, les douanes américaines calculent le droit de douane applicable sur la valeur FOB (Free on Board/Franco à bord) du produit dans le port de départ : la valeur n’inclut donc pas les coûts du transport et d’assurance liés à l’acheminement jusqu’au point d’arrivée aux États-Unis. Elle est donc plus faible que la valeur en douane utilisée en Europe, qui s’appuie sur l’Incoterm CIF (Cost Insurance and Freight/Coût assurance et fret), englobant donc le coût d’acheminement et les frais d’assurance.
Pour une initiation aux Incoterms : Guide des Incoterms 2020 par Le Moci (version téléchargeable en PDF, en accès gratuit pour les abonnés)
En outre, le montant de la franchise est de 800 dollars, contre 150 euros pour l’Union européenne (les fameux seuils de minimis, en dessous desquels les biens sont exemptés de droits de douane à l’import). Ce seuil est en cours de révision des deux côtés de l’Atlantique mais pour le moment, il est encore en vigueur.
C’est avec ces fondamentaux en tête que les entreprises doivent remettre à plat leur stratégie douanière si elles souhaitent explorer les moyens de s’adapter au mieux à la nouvelle donne américaine.
Stratégie douanière : ce que peut faire un bon « Trade Officier »
A cet égard, Stanislas Roquebert estime que les dirigeants d’entreprises qui y sont confrontés doivent prendre des décisions « très simples » dans trois directions :
–diversifier leurs fournisseurs pour réduire leur dépendance à une seule origine davantage taxée, par exemple la Chine (autrement dit le « multisourcing ») ;
–structurer la fonction de responsable douane ;
–relocaliser éventuellement certaines de ses activités.
Autant de missions que pourrait assurer un bon « Trade Officer ». Car des « astuces » douanières vont permettre de minimiser l’impact des nouveaux droits de douane américains.
Par exemple, lorsque c’est possible, faire grimper la part de « l’origine USA » : d’après l’expert, dès que la part fabriquée aux États-Unis atteint 20 %, un produit peut bénéficier d’exemption… C’est du reste l’un des objectifs affichés par Donald Trump que de favoriser une réindustrialisation du pays. Beaucoup de produits fabriqués en Europe comprennent des composants d’origine américaine.
Autre « astuce » : savoir manier la règle de la « première vente ». Aux États-Unis, il est possible d’utiliser comme valeur pour la base taxable le prix utilisé pour la première vente du produit et non la dernière. Autrement dit, il est donc possible d’éliminer les marges prises par les éventuels intermédiaires et de réduire ainsi la base taxable.
Idem pour les prix de transfert (prix de vente pratiqués entre une maison-mère et sa filiale) : comme l’environnement a évolué à la suite des nouveaux droits de douane imposés par l’administration Trump, il est judicieux de revoir les prix de transfert à la baisse afin d’amortir ce choc en réduisant la base taxable et de permettre à la filiale de limiter l’augmentation de ses prix.
Enfin, c’est le moment de s’intéresser aux régimes douaniers spéciaux si ce n’est déjà fait, par exemple celui des entrepôts sous douane, qui permettent de stocker de la marchandise sans payer de droits de douane. « On peut regarder cette option en Union européenne ou aux Etats-Unis le temps d’y voir plus clair après la période de suspension » estime Stanislas Roquebert.
L’exemple des vins et spiritueux
Un exemple assez parlant de stratégie d’adaptation rapide est fournie par les exportateurs de vins et spiritueux. Leurs exportations vers les États-Unis ont fortement augmenté depuis le début de l’année, et même avant, à la suite des anticipations de l’arrivée de Trump et de sa politique d’augmentation des droits de douane.
Lorsque ce ne sont pas les importateurs américains eux-mêmes qui ont constitué des stocks, ce sont les exportateurs qui ont créé des « stocks déportés » aux États-Unis (des marchandises non stockées chez le propriétaire) pour minimiser l’impact des nouveaux droits de douane sur leur prix de vente aux États-Unis.
C’est d’ailleurs ce qui explique que la demande d’assurance-crédit de ces exportateurs a explosé ces derniers mois et que le dispositif public de réassurance public Cap Francexport a été activé pour la filière vins et spiritueux sur les États-Unis jusqu’au 8 juillet, date de la fin de la période de suspension des droits de douane réciproques décrétée par l’administration Trump.
Cette stratégie d’anticipation a été constatée dans d’autres secteurs. « On a enregistré une hausse de 41 % des demandes de crédit sur les Etats-Unis au premier trimestre, a ainsi confié Julien Langlais, directeur chez AU Group. Les entreprises anticipent en constituant des stocks ».
Avec l’effet inflationniste des droits de douane, la baisse des marges et des flux, et les mesures de rétorsion qui viendront en cas de « no-deal », ce dernier s’attend à une hausse des défaillances d’entreprises aux États-Unis et parmi les exportateurs qui se fournissent principalement en Chine.
C’est donc plus que jamais le moment de se pencher sérieusement sur la stratégie douanière.
Christine Gilguy