Le Sénat a commencé cette semaine l’examen du projet de Loi autorisant la ratification de l’Accord économique et commercial global (AECG, CETA en anglais) entre l’Union européenne et le Canada ainsi que du partenariat stratégique entre les deux blocs en vue d’un vote prévu le 21 mars. L’enjeu est de taille en pleine campagne électorale européenne puisqu’il s’agit de la ratification par la France de ce traité déjà validé par l’Assemblée nationale le 23 juillet 2019. Autant dire que ce processus sera suivi avec attention, et non sans une certaine fébrilité, à Bruxelles, dans le reste de l’Europe, mais aussi au Canada, qui l’a depuis longtemps ratifié.
(Mis à jour le 15/03/2024, 9H00)
C’est un paradoxe : l’AECG / CETA, le traité de libre-échange UE-Canada, en vigueur provisoirement depuis septembre 2017 sur le volet commercial, suscite en France tout autant de méfiance et de rejet que celui envisagé avec le Mercosur, qui n’est même pas encore signé par les instances européennes (Conseil et Parlement), et auquel s’oppose ouvertement la France…
Autant dire que l’examen par le Sénat français, qui doit s’achever le 21 mars par un vote, promet de belles envolées entre les « pro » et les « anti ». Concrètement, le projet de Loi (n° 694, 2018-2019) qui est soumis aux sénateurs autorise la ratification de l’AECG entre l’UE et ses États membres, d’une part, et le Canada, d’autre part, ainsi que de l’accord de partenariat stratégique entre l’UE et ses États membres, d’une part, et le Canada, d’autre part. Ce texte a commencé à être examiné le 13 mars par la commission des Affaires étrangères, de la défense et des forces armées du Sénat. La commission des affaires économiques a également été saisie pour avis.
C’est quoiqu’il en soit une étape cruciale et sensible, loin d’être gagnée d’avance dans le contexte de la crise des agriculteurs et d’une campagne pour les élections européennes marquée par la montée des populismes et de l’extrême droite partout en Europe. Rappelons qu’en juillet 2019, malgré les garanties fournies par le gouvernement en matière de suivi de l’accord, notamment sur le volet environnemental et normatif, de nombreux députés des partis LR et UDI (classés à droite et centre-droit), partis actuellement majoritaires au Sénat, avaient voté contre le projet de Loi déposé par le gouvernement, à l’instar d’une bonne partie de l’opposition de gauche, d’extrême gauche et d’extrême droite … Mais à l’époque, le parti macroniste En Marche (devenu Renaissance) avait la majorité absolue, ce qui avait permis un vote majoritaire en faveur de ce projet de Loi à l’Assemblée dans le cadre d’une procédure accélérée. Puis le processus législatif a été interrompu, la crise Covid étant passée par là.
La France fait partie des 10 États membres qui ne l’ont pas encore ratifié
Pour remettre ce sujet dans le contexte européen, à l’heure actuelle, sur les 27 États membres de l’UE, une majorité, 17, l’ont d’ores et déjà ratifié, à l’instar du partenaire canadien. La France fait donc partie des 10 États membres à ne pas encore avoir mené son processus de ratification national jusqu’au bout. C’est également le cas de la Belgique, de la Bulgarie, de Chypre, de la Grèce, de la Hongrie, de l’Italie, de l’Irlande, de la Pologne et de la Slovénie. En tant que puissance économique et agricole majeure de l’UE, la ratification – ou non – de la France aura donc une portée politique très importante.
Certains observateurs ont tendance à l’oublier mais environ 90 % du traité avec le Canada sont d’ores et déjà appliqués de façon provisoire car relevant de la compétence exclusive de l’UE : il s’agit du volet commerce de biens et services, incluant les normes et réglementations en matière d’import-export.
Ce qu’il faut savoir du traité AECG/CETA
Pour revenir sur les dispositions essentielles de cette accord global, relire notre dossier spécial paru au moment de son entré en vigueur : Dossier spécial AECG – CETA : ce qu’il faut savoir du traité de libre-échange UE – Canada (archives)
Reste donc à valider les deux chapitres consacrés aux investissements et au règlement des différends, qui relèvent de la compétence partagée de l’UE et des instances nationales : l’entrée en vigueur de la totalité du traité, incluant ces deux chapitres restants, est donc dépendant de la ratification par les instances nationales. Nous y sommes donc pour ce qui concerne la France.
Les épouvantails ont eu sept ans pour se manifester mais restent introuvables
Pour éclairer les débats, la Commission européenne et le gouvernement français ne ménagent pas leurs efforts, depuis quelques semaines, pour faire parler les faits. Il est vrai que mettre l’AECG/ CETA, en partie en vigueur depuis sept ans, sur le même plan que l’accord avec le Mercosur non encore signé par le Conseil et le Parlement européens, et donc encore à l’état de simple projet, c’est brandir des épouvantails qui ont eu sept ans pour se manifester mais restent introuvables.
Rappelons que d’après les statistiques des échanges entre l’UE et le Canada, sept ans après l’entrée en vigueur du volet commerce de l’accord, qui a supprimé la quasi totalité des droits de douane (98 % environ) pesant sur les produits échangés entre les deux blocs, l’Union et notamment la France, sont plutôt gagnantes, y compris sur le volet agricole, qu’il s’agisse de produits laitiers ou de viandes bovine et porcine.
Les échanges entre l’UE et le Canada ont progressé de 65% et dégagent un excédent commercial de l’ordre de 20 milliards d’euros (Md EUR) en faveur de l’UE. Dans le détail, les exportations européennes ont crû de 51%, de 32 Md EUR à 49 Md EUR, tandis que les importations en provenance du Canada ont progressé de 52%, de 18 Md EUR à 28 Md EUR, conduisant à un excédent européen en augmentation de 50 %, de 14 Md à 21 Md EUR.
Selon une étude de la DG Trésor, entre la France et le Canada, les échanges ont progressé de 34 % au cours de la période 2017-2023 (à 8,4 Md EUR) et les seules exportations françaises ont augmenté de 33 % en sept ans, de 3,2 Md EUR à 4,2 Md EUR ; sur la même période, la France a enregistré cinq années d’excédent commercial avec le Canada, d’une valeur moyenne de 243 M EUR, pour deux années de déficit, en 2021 (-295 M EUR) et en 2023 (-23 M EUR). Les secteurs porteurs sont l’agroalimentaire – dont les vins et spiritueux- les machines, les cosmétiques et le textile.
Parmi les arguments favorables au traité avancés par Bruxelles et les autorités françaises, ceux qui concernent les fameux « épouvantails » mettent à mal l’argumentaire de certains opposants parmi les plus virulents. Ainsi, les craintes d’une invasion de produits carnés canadiens infestés d’hormones de croissance ne se sont pas matérialisées : faute de mettre en place une filière d’élevage respectant les normes européennes, les éleveurs canadiens exportent quasiment rien vers l’UE.
Le quota canadien de viande bovine (300 000 tonnes) est utilisé à moins de 3 % (15 000 t en 2023), de même que le quota d’importation de viande porcine (80 000 t, utilisé à 1 %). Le peu de viandes canadiennes arrivant dans l’UE respectent les normes européennes, qui excluent les hormones de croissance et, bientôt, vont exclure également certains antibiotiques à usage humain utilisés pour booster la croissance et dénoncés par les agriculteurs européens.
Au contraire, les quotas d’importation de produits laitiers accordés par le Canada aux producteurs européens (cette filière est sensible au Canada) sont, chaque année, très largement utilisés par les exportateurs européens : à 90 % en moyenne à l’échelle de l’UE, et à 96 % pour ce qui concerne la France. Quelque 30 fromages tricolores bénéficient de la reconnaissance par le Canada des indications géographiques protégées (IGP) européennes dans le cadre de l’AECG-CETA (sur un total de 143 IGP européennes inscrites dans le traité). Les exportations françaises de fromages vers le Canada ont ainsi bondi de 72 % en sept ans.
D’après le gouvernement français, l’accord avec le Canada aurait déjà rapporté près de 400 millions d’euros à l’agriculture française, surtout aux filières laitière et viticole. « La FNSEA le sait, mais ne dira rien, car elle est sous pression des autres syndicats agricoles… sauf que si ça tourne mal, ça peut coûter bonbon à tous les secteurs qui exportent au Canada et pas qu’à l’agriculture ! » a confié un sénateur pro-CETA cité par France Info. Dans un courriel adressé aux sénateurs le 11 mars, Stéphane Dion, l’ambassadeur du Canada en France, avertit qu’un rejet du traité « affecterait nos relations bilatérales » et prévient qu’imposer « le retour de barrières tarifaires entre leurs fromages, leurs vins et tant d’autres produits savoureux, et 40 millions de consommateurs canadiens leur serait préjudiciable ».
Enfin, the last but not the least, le Canada, allié de l’Europe, a répondu présent lorsque l’UE a rompu avec la Russie à la suite de sa tentative d’invasion de l’Ukraine, en 2022. Si l’UE a pu réorganiser en un temps record ses sources d’approvisionnement dans certaines matières premières et intrants critiques tels qu’engrais, gaz ou nickel, « c’est grâce au CETA » martèle-t-on à Bruxelles. Pour la seule année 2022, les importations d’engrais de l’UE depuis le Canada ont bondi de 210 % et celles de nickel de 111 % (voir ci-après).
Christine Gilguy
Importations européennes de matières premières
en provenance du Canada en 2022–Cobalt : 102,1 M EUR (+45 %)
–Nickel : 856,3 M EUR (+111 %)
–Huiles de pétrole : 2902,4 (+93 %)
–Charbon : 1002,1 (+ 159 %)
–Fertilisants potassiques : 642,8 M EUR (+ 210 %)
–Papier : 292,9 M EUR (+ 62 %)
–Blé : 582 (+24 %)
–Maïs : 356,4 (+71 %)Source : Commission européenne, DG Trade