La concurrence est rude dans le monde des bulles. Entre les vins effervescents, mousseux, perlants, pétillants, les consommateurs ne savent plus où donner de la tête. Quant aux sparklings, cavas, et autres proseccos,
ils connaissent un succès grandissant. Pascal Férat, président du Syndicat général des vignerons (SGV), ne cache pas sa préoccupation : « En 2010, l’image du champagne a reçu quelques coups de canifs, notamment à cause des prix bas, conjugués à la présence renforcée des vins effervescents, qu’ils soient italiens, espagnols ou allemands. »
Déjà confrontés à l’usurpation du nom “champagne” par des marques de toutes sortes – mousseux américains, dentifrice, parfum, eau (minérale), etc.–, les vignerons champenois ont décidé de s’unir pour défendre leur production, et améliorer sa qualité en déterminant un nouveau cahier des charges.
Quelques chiffres d’abord. En 2007, environ 3,4 milliards de bouteilles de vins effervescents étaient commercialisées dans le monde par les cinquante et quelques pays producteurs. La France, quant à elle,
en a produit 586 millions : un quart de vins effervescents sans appellation, les trois- quarts restants composés des vins mousseux de qualité produits dans des régions déterminées. Rappelons que les “mousseux de qualité” sont des vins dont la mousse résulte d’un dégagement de dioxyde de carbone d’origine exclusivement endogène.
Les champagnes, bien sûr, en font partie. Au premier rang des régions productrices figure la Champagne
(76 % et 307 millions de bouteilles) ; la part des crémants (13 %) et des vins mousseux issus d’autres appellations, comme la Blanquette de Limoux ou la Clairette de Limoux (11 %), est beaucoup plus modeste.
En 2010, les ventes de champagne ont progressé en volume mais pas en valeur avec 319,6 millions de bouteilles expédiées : les Maisons de Champagne en ont vendu 219 millions, et les coopératives 27,9 millions.
À eux seuls, les 4 751 vignerons récoltants manipulant (RM) et coopérateurs (RC) ont vendu 72,5 millions de cols – une proportion non négligeable ! –, surtout sur le marché français (80 %).
La progression des volumes est surtout liée à la hausse des exportations qui atteint 20 % pour les Maisons de Champagne, 10 % pour les vignerons et 18 % pour les coopératives. En revanche, les ventes en France n’ont augmenté que de 6 %. Cette relative faiblesse du marché, Pascal Férat l’attribue à la crise qui a touché les ménages français, plus enclins à se priver de crus festifs que de viande.
Selon le président du SGV, « la vente directe aux particuliers demeure le premier marché français des vignerons RM et RC, avec 50 % environ de l’ensemble des ventes : il faut dire que l’offre disponible de champagnes bruts sans année de très bonne qualité coûtant de 14 à 18 euros est considérable ». Moralité : mieux vaut acheter directement à la propriété plutôt que dans les grandes et moyennes surfaces. Ces enseignes pratiquent en effet un prix moyen qui se situe autour de 17,91 euros. Un rapport qualité-prix qui laisse dubitatif au regard des mauvaises conditions de stockage et de l’exposition des vins dans les rayonnages, à la lumière crue des néons…
Après tout, le kilo de raisin coûtant entre 5 et 6 euros, le consommateur doit toujours garder à l’esprit que la part des fruits dans le prix de revient d’une seule bouteille de champagne n’excède pas 6 à 7,20 euros.
Avant la réforme de 1990, tendant à libéraliser le marché du raisin, un dispositif réglementaire permettait de fixer le prix du kilo de raisin à 34 % du tarif moyen des bouteilles de champagne. Cette décision a été jugée obsolète. S’il faut se garder des “arnaques“ de la grande distribution, on se méfiera tout autant des prix bas. À moins de 10 euros les 75 cl, les bulles deviennent douteuses. Comment des marques peuvent-elles vendre aussi bon marché lorsque les frais liés à la manipulation, à la mise en bouteilles obligatoirement au 1er janvier suivant les vendanges et au repos en caves pendant quinze mois avant la commercialisation sont si lourds ?
La champagne est l’une des appellations d’origine contrôlée les plus encadrées sur le plan réglementaire. Il est interdit d’y planter des vignes en dehors des zones délimitées de l’appellation, ou d’y élaborer des vins autres que les champagnes, comme des vins de table, ou de pays, qu’ils soient issus ou non de raisins figurant sur la liste des cépages autorisés. Par ailleurs, les bâtiments viticoles sont exclusivement réservés à l’élaboration des jus certifiés. Enfin, aucune bouteille de champagne ne peut quitter la région avant d’être totalement achevée,
pose de l’étiquette comprise. Last but not least, on ne peut produire sur ce terroir des vins mousseux autre que du champagne.
Une faille fragilisait cet arsenal juridique sophistiqué : nombre de parcelles relevant de cette aire géographique en vertu de leur antériorité viticole (1927) n’y étaient pas officiellement intégrées. Depuis 2000 l’erreur est réparée. La profession a d’ores et déjà entériné l’extension de son territoire à une quarantaine de communes,
en attendant la prochaine délimitation plus fine, parcelle par parcelle, qui doit intervenir en 2012 ou 2013.
Cette révision permettra à la Champagne de faire face à une éventuelle croissance de la demande. Les effets de l’annonce de cette réforme ne se sont pas fait attendre. En 2008, les parcelles susceptibles d’être incluses dans la future aire de production se vendaient dix fois plus cher que l’année précédente. Le record a été battu dans le département de la Marne, où l’hectare de vignes s’est négocié plus de 1,350 million d’euros !
Pascal Férat insiste sur les progrès réalisés par la profession en termes de prévisibilité. Afin de prévenir une éventuelle baisse de croissance ou un incident climatique, chaque vigneron a la possibilité de constituer une réserve de vins dans la limite de 8 000 kg par hectare de vignes ; un stock appréciable destiné, également, aux assemblages. Cette réserve sert également de régulateur entre volumes disponibles et hausse des prix, lors des transactions entre négociants, marques d’acheteur et viticulteurs.
Les préoccupations environnementales et sanitaires figurent en bonne place dans le cahier des charges des vignerons champenois. L’utilisation des intrants, notamment les fongicides, a baissé de 50 %, et les insecticides ont été remplacés, sur 10 000 ha, par un système de confusion sexuelle : la biodiversité en souffre un peu, mais le consommateur est rassuré.
Si la surface conduite en agriculture biologique couvre seulement 0,55 %, le nombre de vignerons qui se convertissent à cette méthode progresse, tous les ans de 15 à 20 %.
Une autre initiative durable permettra, à terme, de diminuer les volumes transportés : la bouteille de champagne a été allégée de 100 grammes.
Sur 319 millions d’exemplaires expédiés, ce n’est pas anodin… Au chapitre des actions de promotion, les vignerons indépendants se sont regroupés sous la bannière « Les Champagnes de Vignerons » ont mené une vaste campagne de communication vers le grand public, au travers de la publicité, et développé leurs relations avec la presse. Ainsi les adhérents disposent-ils « d’outils de promotion destinés à soutenir leur propre démarche commerciale ». Ils bénéficient, en outre, de deux journées de formation avant l’ouverture des salons
« clés en main » organisés par le syndicat depuis 2009. Un nouveau guide a par ailleurs été édité afin d’orienter les consommateurs confrontés à la multitude d’adresses de sociétés et de producteurs. La partie consacrée à l’œnotourisme, fort utile, s’inscrit dans cette démarche alliant qualité et volonté de séduire de nouveaux clients.
Thierry Morvan