C’est une bronca, même si les mots sont policés, car l’anxiété face au risque de perte de compétitivité est réelle chez les industriels européens, notamment français, utilisateurs d’aciers. A l’instar de leurs homologues européennes, la Filière automobile & mobilité (FA&M) et la Fédération des industries mécaniques (FIM) françaises demandent, dans un communiqué du 10 mai, la suppression pure et simple des quotas d’importation d’acier instaurés par la Commission européenne en juillet 2018 pour protéger la sidérurgie européenne. La Commission rendra son verdict d’ici le 30 juin. Revue de détail des enjeux de ce dossier.
Un petit retour en arrière s’impose. Les mesures de sauvegarde sur l’acier avaient été instaurées à partir de juillet 2018, à la suite des surtaxes douanières imposées sur les importations d’acier aux Etats-Unis par l’administration Trump. Par crainte de se voir inondé par les aciers détournés ainsi du marché américain, l’Union européenne avait instauré des quotas d’importation par pays producteurs tiers sur 26 catégories de produit, au-delà desquels une surtaxe douanière de 25 % s’appliquerait.
« Cela se justifiait à l’époque pour protéger la sidérurgie européenne » indique Philippe Contet, le directeur de la FIM. Il se souvient que l’écart de prix pour certains produits destinés à l’industrie mécanique pouvait atteindre 150 à 160 % entre l’UE et, par exemple, la Chine. Mais ce ne serait plus le cas aujourd’hui.
Cinq ans après, un contexte bouleversé
Une crise pandémique et une guerre en Ukraine plus tard, le contexte a en effet complètement changé. La crise sanitaire a entraîné une perturbation de la production sidérurgique européenne, créant en 2021 et 2022, au moment de la reprise, des ruptures d’approvisionnement et des pénuries pénalisantes pour les clients industriels.
La filière mécanique, qui brasse des volumes moins importants que l’automobile ou la construction, en a particulièrement souffert alors que les sidérurgistes européens ont priorisé les clients à gros volumes de la filière automobile ou des matériaux de construction lors de la reprise d’activité des hauts fourneaux.
En outre, la guerre en Ukraine a entraîné, à partir de février 2022, la disparition du marché de fournisseurs d’aciers majeurs pour l’industrie européenne : la Russie et la Biélorussie, mises sous sanction de l’Union européenne à la suite de la tentative d’invasion de l’Ukraine, tandis que l’Ukraine, également gros fournisseur, voyait sa production désorganisée par le conflit. Enfin, sous l’effet de la flambée des coûts de l’énergie en Europe, dont la sidérurgie est une grosse consommatrice, les prix de l’acier européen ont également flambé.
Or, pas moyens de se tourner vers d’autres fournisseurs à des prix raisonnables en raison des limites de volumes d’importation fixées par les quotas européen, vite épuisés dans ce contexte, sauf à payer les surtaxes de 25 %. Une partie des industriels français utilisateurs ont tiré la sonnette d’alarme dès 2021, et encore au printemps 2022. « Nous sommes allés à Bruxelles demander la levée des quotas mais techniquement, nous manquions d’argument, relate Philippe Contet. La Commission nous a rétorqué que lever les mesures serait compliqué, et qu’en plus cela ne se justifiait pas car les quotas attribués aux pays exportateurs n’étaient pas utilisés à 100 % ».
Une étude de PwC donne raison aux utilisateurs d’aciers
C’est la raison pour laquelle, après ce premier échec en 2022, la FA&M et la FIM ont décidé de confier une étude au cabinet d’audit et de conseil PwC pour mieux revenir à la charge en 2023. L’étude, qui analyse l’impact des mesures de sauvegarde européennes sur l’automobile, les matériaux de construction et la mécanique, a été livrée mais les détails n’ont pas été publiés.
D’après le communiqué de la FA&M et de la FIM, ses conclusions donnent raison aux industriels français, mettant en exergue que la hausse des prix des aciers en Europe les ont rendus « parmi les plus chers du monde », entraînant une « perte de compétitivité des secteurs aval de l’UE », selon le communiqué commun de la FA&M et de la FIM.
Elle démonte aussi l’argument de la Commission européenne selon lequel tous les quotas pays ne seraient pas épuisés. « Le Royaume-Uni et la Suisse font partie des pays bénéficiant de quotas mais ils n’exportent pas, précise Philippe Contet. Quant à L’Ukraine, la Russie et la Biélorussie, on devine pourquoi leurs quotas ne sont pas utilisés dans le contexte actuel. Enfin, il s’est avéré que contrairement à ce que l’on avait pu craindre, la Chine exporte finalement assez peu ».
En revanche, les quotas de la Turquie ou de l’Inde sont épuisés, et les importations supplémentaires en provenance de ces pays doivent subir une surtaxe de 25 %.
Résultat : un risque d’asphyxie pour les industries utilisatrice de ces aciers, déjà très pénalisées par l’inflation des coûts de l’énergie en Europe. Une situation d’autant plus préoccupante, selon la PFA et la FIM que se profile la mise en place par l’Union européenne, dans les prochains mois, du mécanisme d’ajustement carbone aux frontières, sorte de taxe carbone qui s’appliquera aux importations d’aciers non-européens dès lors qu’ils sont davantage émetteurs de CO2 que leurs concurrents européens.
Une coalition de sept organisations européennes sur la même longueur d’onde
Les industriels français ne sont pas les seuls à bouger. Par une heureuse coïncidence, dans un communiqué commun publié le 9 mai, sept organisations paneuropéennes d’industries utilisatrices d’aciers, couvrant des secteurs comme l’automobile ou encore les matériaux de construction (Acea, Clepa, Applia, Orgalim, Cece, Cecimo, Wind Europe) demandent à la Commission européenne exactement la même chose que les fédérations françaises.
« Nos industries doivent disposer de la flexibilité nécessaire pour sourcer l’acier à la fois sur le marché de l’Union européenne et des pays tiers compte tenu de son importance en tant qu’intrant essentiel » indique ce communiqué adressé à la Commission européenne. Il s’agit en effet de leur permettre de pouvoir « gérer les ruptures fréquentes d’approvisionnement », « sourcer à des prix raisonnables pour maintenir la compétitivité domestique et internationale de nos industries » et « sourcer de l’acier bas carbone pour répondre aux exigences croissantes de nos clients en matière de durabilité ».
De quoi mettre la pression sur la Commission européenne, et notamment la DG Trade. Côté français, les demandes portées par la PFA et la FIM, qui étaient présentes le 11 mai à l’Elysée pour la présentation des mesures en faveur de l’Industrie verte par Emmanuel Macron, ont été adressés à Matignon et à plusieurs ministères, dont celui de l’Economie et du Commerce extérieur. Une réunion avec la DG Trésor, qui suit le dossier, est prévue dans les prochains jours. Des contacts ont aussi été pris avec Thierry Breton, commissaire européen au Marché intérieur, croisé à Paris le 11 mai.
A suivre
Christine Gilguy