La sixième édition de l’Université d’été de l’internationalisation des entreprises (UEIE 2024), organisée par la Fabrique de l’exportation et ses partenaires*, s’est tenue à guichet fermé les 4 et 5 juillet, sur le site Thecamp d’Aix en Provence. Il est vrai que sa thématique était d’une actualité brûlante pour les professionnels de l’export et dirigeants d’entreprises, que l’on peut résumer par une interrogation : comment piloter ses affaires dans un contexte de bouleversements géostratégiques ? Pas de réponses toute faites, mais beaucoup de matière à réflexion ont été fournis à cette occasion.
Hasard du calendrier, l’UEIE 2024 se tenait cette année en plein entre-deux tours d’élections législatives françaises anticipées à l’issue bien incertaine, à la suite de la décision surprise du président Macron de dissoudre l’Assemblée nationale, le 12 juin, au soir d’élections européennes décevante pour son camp. Un rebondissement que personne en France et hors de France, n’avait vu venir ! « Le principal risque politique, il n’est pas en Afrique sub-saharienne, il n’est pas à Dakar, il est à Paris » a ainsi observé, non sans une pointe d’ironie, Alexandre Medvedowsky, président d’ESL Rivington, une société de conseil stratégique affiliée au groupe ADIT, dans l’une des plénières.
De fait, la situation politique en France, surtout l’après-législative, a été au centre de bien des conversations sur le site de Thecamp, le centre événementiel proche d’Aix en Provence qui accueillait le séminaire. Plusieurs intervenants ont signalé avoir dû répondre, depuis le 12 juin, à de multiples interrogations de leurs collègues, clients, ou partenaires à l’étranger, en quête de visibilité sur la situation. Certains ont mentionné le gel, par des investisseurs étrangers, de projets en cours en France en attendant d’y voir plus clair.
« Cycle électoral fort » au niveau mondial
La France ne fait donc pas exception : comme l’a rappelé Ludovic Subran chef économiste d’Allianz, elle s’est incrustée par surprise, en cette année 2024, dans ce « cycle électoral fort » que traverse la planète cette année, et qui a déjà vu certain pays changer d’option politique, comme au Sénégal ou plus récemment au Royaume-Uni, ou atténuer la puissance du pouvoir en place, comme en Inde où la majorité des nationalistes du Premier ministre Narandra Modi a été grignotée par l’opposition à la suite des élections générales.
Mais, là où bien des moments électoraux étaient anticipables car programmés, l’Hexagone a offert en grandeur nature un de ces exemples de soubresauts imprévisibles auxquels font face les entreprises opérant à l’international depuis la Covid-19, qu’il s’agisse de guerres, comme en Ukraine ou à Gasa, d’insécurité comme dans la mer Rouge, de catastrophes naturelles comme les inondations qui viennent de frapper l’Europe, ou encore d’accidents tels que le blocage du canal de Suez par l’Evergreen en mars 2021. Les ruptures de supply chain sont devenue monnaie courante.
Mais il ne faut pas se mentir : au niveau mondial, le rendez-vous électoral clé qui fait frissonner les observateurs du commerce international, c’est l’élection américaine de novembre, avec la menace d’un retour de Donald Trump et de son protectionnisme vieille école décomplexé, avec sa promesse d’une hausse généralisée des droits de douanes de 10 %. Sans compter la possible remise en cause de la politique industrielle volontariste mise en place par l’actuel président Jo Biden. L’IRA (Inflation réduction act), programme de subvention massif aux solution « vertes », est le nouveau cadre des investissements dans les énergies renouvelables (ENR) aux Etats-Unis mais, comme s’est interrogé Jean-Pierre Clamadieu, président d’Engie, « quid de ce dispositif marqué démocrate en cas de retour de Trump ? »
La remontée du protectionnisme, marqué, comme l’a rappelé Etienne Vauchez, président de la Fabrique de l’exportation, est étroitement liée au retour des politiques industrielles, notamment en Amérique du Nord et en Europe, face à la puissance acquise par l’industrie chinoise dans les filières de la transition énergétique. Elle s’est traduit par une hausse de 40 % des mesures tarifaires, et un bond de 300 % des politiques industrielles. Dernier exemple en date, l’imposition de droits de douane compensateurs jusqu’à 38 % sur les véhicules électriques chinois par l’Union européenne, après une augmentation à 100 % pour les Etats-Unis. La Chine a bien entendu promis d’y répondre par l’instauration de droits similaires sur les produits européens, à commencer par les spiritueux et le porcs, et déclenché des enquêtes sur ces secteurs.
Dépolitiser les débats autour du libre-échange
La ratification du CETA, l’accord de libre-échange avec le Canada, a été rejetée par le Parlement français – y compris des élus de droite qui l’avaient pourtant soutenu- dans un contexte politique complètement dominé par la crise des agriculteurs. Alain Bentéjac, vice-président de la Fabrique de l’exportation et ancien président des conseillers du commerce extérieur (CCE), a du mal à avaler la pilule. « Le débat a été complètement biaisé », « ces sujets sont devenus un enjeu de politique politicienne » a regretté ce partisan d’un libre-échange régulé lors d’un atelier sur le protectionnisme au programme de l’UEIE2024, qu’il animait avec Jean-Marie Salva, du cabinet DS Avocats. Il est vrai que dans le contexte actuel, les accords signés par l’Union européenne (UE) avec les pays tiers -47 au total – ouvrent des corridors de commerce stables et équilibrés. Au-delà, les nouveaux instruments de défense commerciale dont s’est dotée l’UE (anti-dumping, anti-subventions, réciprocité dans l’accès aux marchés publics … ) intéressent de plus en plus les opérateurs. « La politique commerciale européenne étaient jusque là traitée par les fédérations professionnelles mais nous constatons que de plus en plus d’entreprises viennent nous consulter pour savoir comment fonctionnent ces instruments » a constaté Jean-Marie Salva.
Dans ce contexte, la Fabrique de l’exportation a décidé de s’emparer des sujets du protectionnisme et du libre-échange à travers une séries de débats en visioconférence. La première aura lieu le 16 juillet, à 18H00, avec un échange entre Alain Bentéjac et Jean-François Boitin, ancien diplomate et conseiller économique à Washington, sur le thème « Politiques commerciales Trump-Biden : bonnet blanc et blanc bonnet ? ». Pour s’inscrire, cliquez ICI.
Bien d’autres phénomènes, toutefois, brouillent l’horizon des entreprises opérant à l’international actuellement.
Des entreprises pas bien préparées à la dédollarisation de la mondialisation
Ludovic Subran a notamment souligné que derrière les nombreuses crises géopolitiques qui se sont succédé depuis la Covid-19, et notamment les tensions entre les blocs occidentaux et la Chine, alliée de la Russie, la grosse question qui émerge concerne les flux de capitaux : « les monnaies sont à un tournant » a-t-il estimé avec « la fin de la mondialisation dollarisée ». Pour lui, derrière la géopolitique, il y a des enjeux financiers. « C’est la prochaine étape » et pas sûr que « les entreprises soient bien préparées » a observé l’économiste en plénière.
Le sujet est en tout cas haut placé à l’agenda des BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud), dont le groupe a été élargi, lors du Sommet de Johannesburg en août 2023, à six nouveaux pays : Argentine, Égypte, Éthiopie, Iran, Arabie saoudite et Émirats arabes unis. La question d’une dédollarisation de leurs échanges fait partie des priorités de leur agenda alors que les sanctions occidentales contre la Russie ont obligé Moscou à se rapprocher de la Chine et d’autres pays émergents pour écouler son gaz et développer ses échanges commerciaux en roubles et d’autres monnaies que le dollar ou l’euro, dont le yuan chinois.
Facteurs de stabilisation
Dans ce contexte, le choix de la France de maintenir une politique diplomatique et stratégique indépendante tout en étant en accord avec la politique européenne, est plutôt un atout. L’Europe, coincée entre les Etats-Unis et la Chine, maintient une voie de dialogue autonome de Washington, même si elle hausse le ton avec Pékin sur la question des subventions. La France souscrit à cette option. Mais le pays continue à jouer sa carte en Indopacifique avec son partenariat stratégique avec l’Inde. Choix judicieux pour Maurice Gourdault-Montagne, ambassadeur et ancien secrétaire général du ministère de l’Europe et des affaires étrangères, qui est intervenu lors d’une plénière avec l’ambassadeur d’Inde en France, Jawed Ashraf, devant un parterre de participants très attentifs (photo ci-dessus).
Pour Maurice Gourdault-Montagne, « les 400 ans de domination de l’Occident sont en train de se terminer » et la crise sanitaire tout autant que les perturbations des supply chain mondiales de ces dernières années accélèrent la fin de la mondialisation à l’occidentale. Le fait marquant, pour ce diplomate, a été la neutralité adoptée par de nombreux Etats membres de l’ONU vis-à-vis de la Russie, à l’instar de l’Inde. Mais attention, cela ne signifie pas qu’ils soutiennent la guerre de Vladimir Poutine. La vérité, c’est qu’« il y a 120 pays qui ne veulent pas choisir entre le dollar et la Chine », a souligné Maurice Gourdault-Montagne. C’est cela le monde nouveau qui émerge. « Il faut regarder le monde tel qu’il est, du côté des pays qui ne veulent pas choisir ».
L’ambassadeur d’Inde ne l’a pas démenti, bien au contraire. Tentant d’expliquer la vision indienne des choses, le diplomate -un des cinq ambassadeurs indiens de confession musulmane en poste- a souligné que son pays rejette systématiquement les problématiques posées de façon binaires du type « êtes-vous avec nous ou contre nous ?». Si l’Inde fait partie des BRICS, elle accepte volontiers d’être invitée au G7. « Nos tensions avec la Chine n’ont rien à voir avec le désir de puissance mais avec une préoccupation de sécurité » a développé le diplomate indien. Autrement dit, son pays, tout comme le Brésil ou l’Afrique du Sud, (il n’a pas cité la Chine) est loin d’accepter les règles de Pékin, ni celles de Moscou…
Avec ce positionnement, Jawed Ashraf voit au contraire « une opportunité pour l’UE et l’Inde de travailler ensemble en faveur d’un environnement plus stable dans un contexte où l’environnement international est bousculé ». D’autant, a-t-il assuré, que l’Inde ne veut pas « d’une compétition avec l’Ouest » telle que proposée par le groupe des BRICS élargi. « Le dernier Sommet des BRICS en Afrique du Sud a été davantage suivi en France qu’en Inde » a ironisé le diplomate indien.
Il a mentionné au contraire que l’Inde, à l’instar de l’Arabie Saoudite et des Emirats arabes unis, est l’un des pays participants au grand projet IMEC (India-Middle East-Europe Economic Corridor) lancé lors du G20 de New Delhi en 2023, qui vise à construire un nouveau corridor de commerce et de communication entre l’Inde et l’Europe traversant le Moyen-Orient. Selon Jawed Ashraf, il ne sera pas un concurrent du canal de Suez mais une voie de diversification. « Nous nous sommes mis d’accord sur les infrastructures à construire, il faut à présent un accord sur les institutions et la gouvernance. »
Piloter les supply chain
Si l’on discerne donc des facteurs de stabilisation dans ce monde en transition, il faut bien reconnaître que beaucoup d’entreprises doivent faire face au quotidien à des complications dont elles se passeraient bien pour leurs activités internationales.
« Ce qu’on vit depuis 2020 est absolument inhumain », a témoigné le président du club d’entreprises Apex, Jean-Yves Baeteman. « Il faut que les entreprises s’attendent à des revirements brutaux », le « degré de risque et de non-gestion de risque est énorme ». Et de citer en exemple le cas de l’explosion brutale des prix des conteneurs pendant la crise sanitaire, de 1500 à 15 000 euros par boite.
De fait, les risques liés aux tension géopolitiques, lorsqu’ils se matérialisent, affectent souvent en premier lieu les supply chain. Des dizaines de mains se sont levées quand David Canard Volland, vice-président Supply Chain Management et Supply Chain Decarbonation chez Clasquin, spécialiste français des services logistiques, a demandé si des participants avaient eu des problèmes de chaînes d’approvisionnement dans les mois précédents.
C’est cela l’environnement « VUCA », cet acronyme inventé par l’armée américaine pour décrire l’après-guerre froide, qui revient à la mode dans le vocabulaire des consultants en management des risques. V pour Volatility, U pour Uncertainty, C pour Complexity et A pour Ambiguity. La liste est longue des événements politiques, géopolitiques, naturels qui ont, depuis 4 ans, sans arrêt bousculé les prévisions et planning des entreprises. S’y sont ajoutés le tsunami de nouvelles réglementations lié au Pacte vert, qui a déferlé sur les entreprises de l’Union européenne ces quatre dernières année pour accélérer la décarbonation des économies face au défi du réchauffement climatique.
Face à cet environnement instable, que faire ?
S’adapter, se transformer
Les entreprises n’ont pas d’autres choix que de s’adapter, voire de transformer les nouvelles contraintes en opportunités.
Chez L’Oréal, certes une grande multinationale du CAC 40, dans VUCA, le U de Uncertainty est devenu Understanding, la A de Ambiguity est devenu Agility, selon Mounia Nasr, responsable des Opérations de L’Oréal International Distribution, le département qui couvre tous les marchés où l’entreprise n’est pas implantées localement… Dans le contexte actuel, le pilotage de cette spécialiste met l’accent sur la collaboration avec les clients distributeurs : « communiquer » et « partager les données », leur apprendre à envoyer de « bons signaux » à la moindre alerte, « mitiger les risques avec des stocks de sécurité » après avoir identifié les « maillons faibles », entretenir des « liens forts » avec les clients clés… La collaboration et la solidarité, des mots qui parlent aux PME, et qui ont mené le géant de la cosmétique à des approches innovantes.
Il y a deux ans, L’Oréal a dû faire face à une explosion inattendue de la demande chinoise en parfums après la Covid : pris de court, ses fournisseurs n’ont pu suivre et les ruptures de stocks ont duré sept longs mois. « En tant qu’industriel, nous avons dû revoir notre sourcing, a expliqué Mouna Nasr. Nous avons adapté nos process, diversifié nos fournisseurs avec du double sourcing, et, dans certains cas, co-investi dans les entreprises de nos fournisseurs. » Et de citer cette célèbre phrase de Saint Exupéry : « Pour ce qui est de l’avenir, on ne peut le prévoir mais on peut le rendre possible. »
Dans le contexte actuel « avoir au conseil d’administration quelqu’un qui a une vision géostratégique est précieux », a souligné Jean-Pierre Clamadieu, déjà cité. C’est le job quotidien de Laura Gutierrez, vice-présidente, responsable groupe des Affaires publiques et politiques chez Sanofi, qui intervenait sur la même plénière que le président d’Engie.
Alors que le groupe pharmaceutique français se veut global, ses marchés sont très locaux, et exposés à des changements parfois imprévisibles. Depuis la Covid, Laura Gutierrez a ainsi assisté à « l’irruption de l’enjeu sécurité sanitaire », avec la santé s’imposant comme une « priorité stratégique » des Etats, dont certains développent des politiques très agressives (Allemagne, Arabie saoudite). Elle a aussi vu s’accélérer la « fragmentation commerciale » du marché, de plus en plus de pays obligeant à augmenter la « fabrication locale », à l’instar des Etats-Unis, qui vise à bloquer les fournisseurs chinois. On pourrait aussi citer l’Europe.
Se doter des moyens d’anticiper
Toutefois, il faut bien reconnaître que si les grandes entreprises peuvent se payer des expertises internes ou externes pour améliorer leur capacité d’anticipation des évolutions de leur marché, ce n’est pas le cas des PME, voire des ETI. Elles ne doivent pas pour autant hésiter à faire appel à des sources fiables d’information et de conseil, à commencer par leur propre réseau d’affaires.
Un fait est notable : dans le contexte géopolitique actuel, le CA d’Adit, groupe français spécialisé dans l’intelligence économique et l’accompagnement stratégique des entreprises, progresse de 20 % chaque année depuis deux à trois ans. Une dynamique dont bénéficie sa filiale ESL Rivington, déjà citée.
La question de l’indépendance de Taiwan, la guerre Russie/Ukraine, le conflit Israël/Hamas et son impact dans les monarchies du Golfe, l’éventualité du retour de Trump, sans compter les crises en Afrique… « On nous questionne tous les jours », ces incertitudes génèrent « énormément de business pour nous », a reconnu Alexandre Medvedowsky. Et d’insister : par les temps qui courent, ce ne doit pas être un luxe de grands groupes, « les PME et ETI doivent absolument se doter des moyens d’y faire face », expliquant que le marché propose des solutions packagées adaptées à leur budget.
Si on l’a bien compris ses propos, une bonne anticipation des risques peut éviter bien des écueils, mais une perception trop biaisée des mêmes risques peut conduire à passer à côté de belles opportunités. Alexandre Medvedowsky a cité le cas d’Orange, qui hésitait à se déployer en Afrique, zone jugée instable, au début des années 2000, mais ne le regrette pas aujourd’hui : ce marché étant devenu une source clé de revenus et de rentabilité pour le groupe télécom français, et le reste, malgré les crises qui ont jalonné l’histoire de ce continent ces 25 dernières années. De quoi donné un peu plus d’importance, dans le VUCA revu et corrigé par l’Oréal, au U d’Understanding, et au A d’Agilité.
Christine Gilguy