Quel va être l’impact de la nouvelle configuration du Parlement européen (PE) issu des élections du 26 mai sur les politiques européennes, notamment commerciales et de libre-échange ? Le Moci a enquêté, une chose est certaine : la vague verte ne devrait pas faiblir.
Au lendemain d’un scrutin européen historique, l’inquiétude est palpable au siège du patronat européen à Bruxelles. Si officiellement, Business Europe s’est félicité d’un taux de participation en hausse et de la percée plus limitée que prévu des mouvements populistes et eurosceptiques, la fragmentation du paysage politique « ouvre une nouvelle période d’incertitudes », admet Markus J. Beyrer, le directeur général du puissant lobby industriel. « Le monde ne va pas nous attendre. Nous avons donc besoin que les institutions européennes soient rapidement opérationnelles ».
Les négociations pour désigner les futurs personnages clés de l’Union européenne (UE) – en particulier les futurs président(es) de la Commission, du Conseil, du Parlement européen ou de la Banque centrale européenne (BCE) – ont certes débuté « mais dans ce contexte nouveau, il est bien plus difficile d’établir des pronostics fiables. C’est une équation à multiples inconnues », confiait au Moci un autre membre influent de l’organisation patronale européenne.
Le renforcement des groupes eurosceptiques, la vague verte, et l’effondrement des deux familles politiques traditionnelles représentées par le PPE (Parti populaire européen/droite modérée) et les socio-démocrates (S&D/Gauche modérée), qui pour la première fois ne disposent plus, ensemble, de la majorité des sièges au sein du nouvel hémicycle, « vont compliquer la définition d’un agenda clair et prévisible que nous appelons de nos vœux », analyse cette même source.
Quel cap prendra la politique commerciale ?
Et c’est surtout le cap que prendra la politique commerciale, compétence exclusive de l’UE, qui suscite les plus vives inquiétudes. Malgré de nombreuses passes d’armes autour de ces dossiers, la Commission Juncker est toujours parvenue – au cours de ces cinq dernières années – à réunir une majorité suffisante pour faire avancer son agenda libre-échangiste. Les traités conclus avec le Canada (CETA), le Japon (JEFTA) ou Singapour ont ainsi obtenu le feu vert du PE, étape nécessaire à leur ratification.
Mais le nouveau parlement pourrait se montrer bien plus hostile lorsqu’il sera amené à se prononcer sur les accords de libre-échange (ALE) en cours de négociation. « L’euro ou les politiques d’austérité ont dominé les débats économiques lors de la précédente législature. Il est probable que la politique commerciale devienne l’un des principaux sujets clivants ces prochaines années, opposant le camp des protectionnistes à celui des libre-échangistes », pronostique un proche conseiller de Jean-Claude Juncker.
Faute de majorité suffisante, le PPE et les S&D devront se trouver de nouveaux alliés. Troisième force politique dans l’hémicycle grâce à l’arrivée des nouveaux élus de LREM (La République en marche, pro-Macron), le groupe ALDE (Libéraux et Démocrates) est un partenaire naturel. Même chose pour les Verts qui, à défaut d’être de véritables faiseurs de rois, prendront immanquablement du poids dans les jeux d’alliance.
Pas de consensus sur les questions commerciales
Mais au sein de cette coalition plus large, et donc plus fragmentée, il n’existe pas de consensus autour des questions commerciales. Si le PPE et l’ALDE ont toujours apporté leur soutien sans failles aux ALE négociés par Bruxelles, les Verts s’y sont systématiquement opposés, les socialistes étaient quant à eux plus divisés. « Sur ce genre de sujets, les Verts pourraient se retrouver seuls contre trois », estime Philippe Lamberts, co-président du groupe des Verts au PE.
L’analyse des priorités défendues pendant la campagne suggère toutefois un changement de cap sur ces questions, en particulier dans le camp des Socialistes et des Libéraux. Dans les plus grands pays de l’UE, les principaux partis se sont tous dotés d’un programme environnemental plus ou moins ambitieux qui risque de peser sur l’agenda de libre-échange de la future Commission.
Ainsi, pour les socio-démocrates ou les eurodéputés de LREM, pas question de négocier des ALE avec les pays qui ne respectent pas les engagements de l’accord de Paris sur le climat. « Le gouvernement français a même proposé d’inclure un volet lié à la protection de la déforestation dans l’accord, en cours de discussions, avec les pays du bloc Mercosur », souligne un diplomate européen.
Si jusqu’ici, des dispositions en faveur d’un commerce durable ont été inscrites dans les ALE, dits de nouvelle génération, elles n’ont pas de caractère contraignant. Ce qui pourrait changer à l’avenir, au grand dam des libéraux pur jus. « Plus nos exigences augmentent, plus nos partenaires risquent à leur tour d’exiger de nouvelles concessions », s’inquiète un proche collaborateur de Cecilia Malmström, la commissaire au Commerce.
Vers une inflexion plus radicale dans les autres politiques ?
Ces exigences en matière environnementale ne se limiteront pas à la sphère commerciale. Elles pourraient également infléchir les politiques énergétiques, industrielles ou fiscales de façon plus radicale que par le passé. « Nous soutenons un agenda climatique ambitieux à condition qu’on ne mette pas en place une écologie punitive », s’inquiète un responsable de Business Europe.
La création de nouvelles taxes ‘vertes’ devrait pourtant bel et bien figurer à l’agenda au cours de cette nouvelle législature. Pendant la campagne, le socialiste néerlandais Frans Timmermans et le libéral belge Guy Verhofstadt ont tout deux apporté leur soutien à la mise en place d’une taxe carbone au sein de l’UE, un projet défendu de longue date par les Verts.
Les émissions des avions et des bateaux, deux secteurs exclus de l’accord de Paris sur le climat, pourraient elles aussi être assujetties à un impôt européen. « Pourquoi ne pas taxer le kérosène? On taxe le fuel utilisé dans les voitures, les trains mais pas dans les avions. C’est inacceptable! » a insisté Frans Timmermans.
L’idée fait peu à peu son chemin et devrait figurer au menu des futurs dirigeants européens. « Nous ne pouvons pas continuer à générer des coûts aussi élevés avec l’aviation ni avec aucun autre mode de transport, reconnait Violeta Bulc, l’actuel commissaire en charge des Transports. Mais ce sera à la prochaine commission de décider », ajoute-t-elle.
Des lobbies industriels moins influents
Autre conséquence de la vague verte : « les lobbies industriels ne pourront plus compter sur le soutien sans failles du PPE si ces derniers acceptent de former une large coalition avec les écologistes », estime un conseiller politique du groupe socialiste au PE.
Car si le PPE, le S&D et l’ALDE pourraient, à eux trois, former une coalition solide, disposant de 437 sièges sur 751, l’option privilégiée à l’heure actuelle est de négocier la formation d’une quadripartite, (506 sièges avec les Verts), intégrant les préoccupations climatiques et la ‘vague verte’.
« Les écologistes ont été invités à déposer une proposition dans le cadre de leur participation à une grande coalition, confirme Philippe Lamberts. Nous avons obtenu un levier grâce à ces élections, mais il n’est pas infini. Nous allons examiner la volonté des autres partis d’appliquer les propositions écologistes, s’ils ont une volonté progressiste ou non. Nous souhaitons un vrai changement de cap », a-t-il insisté.
Reste à savoir jusqu’où les partis traditionnels seront prêts à aller pour rallier les Verts et constituer ainsi une coalition progressiste susceptible de faire front aux eurosceptiques et à l’extrême droite. « Je ne pense pas que le PPE commencera à dire qu’il « faut faire du climat à tout va », mais c’est certain : chacun devra verdir sa position », acquiesce Éric Maurice, le directeur de la Fondation Schumann, pour qui les Verts et centristes pourront néanmoins bâtir des alliances de circonstances en vue d’affaiblir les conservateurs.
Elvire Fabry, de l’Institut Jacques Delors, estime elle aussi « possible » une entente entre les différents partis progressistes. « On sent monter une pression pour prendre en compte la thématique environnementale de manière transversale dans toutes les politiques », analyse-t-elle. Un dénominateur commun qui ne permettra toutefois pas d’occulter les nombreuses divergences au sein de cette large coalition : « « Ils ont des sujets plus clivants comme la fiscalité, voire la politique commerciale, sur lesquels il sera plus difficile de s’entendre », tempère cette experte.
Les alliances amenées à être formées avec les écologistes européens seront donc déterminantes pour connaître la direction des futures politiques européennes. Mais les réticences des Verts allemands à entamer des discussions avec les élus de La République en marche, ou celle des Verts français à poursuivre les négociations avec le PPE, montrent que le groupe, désormais en position de force, ne compte pas faire de concessions démesurées.
« Si le PPE veut les Verts à bord, il va falloir s’engager avec un véritable aggiornamento sur le marché du carbone, de la performance énergétique des bâtiments, des objectifs climat », prévient le coprésident des Verts à Strasbourg, Philippe Lamberts.
Kattalin Landaburu, à Bruxelles