Difficile à comprendre depuis que les moines cisterciens du xiiie siècle y ont instauré une hiérarchie des
crus – encore en vigueur – en établissant la notion de terroir, une équation subtile entre la nature des sols et la climatologie. À la côte-de-nuits des rouges d’une profondeur abyssale et à la côte-de-beaune les plus grands blancs de la création. Chablis, excentré, vit sa gloire mondiale autant par la qualité de ses vins que par son appellation en deux syllabes prononçables dans toutes les langues. Mâcon, aux portes de Lyon, mène une existence autonome – glorieuse depuis peu – loin de Beaune, le cœur de l’appellation.
Mais il est une autre Bourgogne, celle des marges, victime du découpage départemental de 1790. Celle de ces villages trop au Sud de Beaune pour s’apparenter au prestige de la côte du même nom et trop au Nord de Mâcon pour en revendiquer l’image récemment acquise. À Cheilly-les-Maranges, Fernand Chevrot, en a perdu ses repères. L’administration le ramène en Saône-et-Loire à laquelle il appartient, alors que son vignoble le rattache tout naturellement à Beaune qui n’est distante que d’une trentaine de kilomètres. De fait, à l’œil, rien de change en quittant les derniers coteaux de Chassagne-Montrachet pour aborder ceux de saint-Romain ou de Saint-Aubin, toujours en Côte-d’Or. Et pas davantage lorsqu’on s’approche de ceux de Santenay ou Dezize-les-Maranges : le ruban noir de la nationale 6 ne dessine même pas de frontière.
Il s’en faut de quelques kilomètres pour qu’un véritable patriotisme réapparaisse d’appellation. À Mercurey, Givry ou Rully, on se revendique la tête haute de la côte chalonnaise. « Des villages qui n’en demeurent pas moins des méconnus de la Bourgogne », admet-on au Bureau interprofessionnel des vins de Bourgogne (le BIVB), sachant que la notoriété ne s’acquiert que par le voisinage immédiat de ce qui porte le nom de Romanée ou de Montrachet. Cruelles relégations et odieux découpage administratif ignorant celui que les moines cisterciens ont mis des décennies à dessiner dans le vignoble. Amaury Devillard coupe court aux états d’âme : « Nous ne sommes pas cachés derrière une appellation parce que nous avons une marque forte. » Marque forte, certes, mais appellations forte également, sachant qu’Amaury Devillard codirige avec sa sœur Aurore, outre le Château de Chamirey (un peu plus de 27 hectares à Mercurey), le Domaine des Perdrix en cote-de-nuits aves ses échezeaux, nuits-saint-georges et vosne-romanée.
Avec ses mercureys qui figurent dans le haut du tableau de l’appellation et celui de la fourchette des prix, il reconnaît : « Nous sommes à la remorque du Domaine des Perdrix. » Et n’est pas seul à devoir le constater :
la maison Faiveley, le plus grand propriétaire de Mercurey tire, lui aussi sa gloire de ses étiquettes de la côte de Nuits. Comme en écho dans son caveau conservé au cœur du village de Saint-Aubin le cœur de l’activité s’étant excentré en périphérie, Sébastien Roux, responsable des exportations de la maison Roux Père & Fils admet implicitement que les appellations voisines de Puligny et de Meursault sur lesquelles ils possèdent des parcelles ont amené une clientèle.
« On recherche des saint-aubin en vins blancs parce que nous sommes bordés par Chassagne et Puligny », reconnaît-il. Et c’est ainsi que le modeste domaine fondé par Louis Roux en 1885 est passé de 25 hectares dans les années 80 à 75 hectares aujourd’hui. Même Fernand Chevrot, dans les Maranges, a ajouté un Santenay à sa carte. Santenay ? La commune abrite avec Vincent Girardin l’une des vedettes de la Bourgogne.
Mais l’appellation n’en franchit pas moins difficilement les barrières de la renommée. « Nous avons du santenay, mais les ventes sont essentiellement franco-françaises et au Benelux, dans la restauration et en grande distribution », constate Sébastien Roux.
Plus au sud encore, Rémy Marlin, directeur de la coopérative de Buxy, n’affiche aucun complexe de son éloignement de Beaune ou de Mâcon et assume en toute sérénité une appellation Montagny que sa cave domine, en s’accaparant plus de la moitié de la superficie en production. « Il y a dix ou quinze ans, la côte chalonnaise n’était jamais citée et je n’ai jamais pris comme un handicap d’être situé entre Meursault et Mâcon », assure-t-il.
Et de jouer sur un rapport qualité-prix pour asseoir l’appellation comme une marque.C’est par les prix que se mène la conquête. La crise économique des deux dernières années a ébranlé les places fortes des appellations bourguignonnes les plus connues et ouvert des failles dans lesquelles les moins connues ont pu s’infiltrer.
« La crise aura ouvert le jeu », assure Amaury Devillard. « Nous avons moins souffert que les autres », confirme Sébastien Roux. Il est vrai que les marchés étrangers au pouvoir d’achat sinistré ont conservé l’étiquette Bourgogne sur les tables en misant sur des bouteilles à moins de 20 euros. Un barème qui est de mise dans ces appellations. « Le marché américain se situe entre 15 et 20 dollars, le britannique entre 12 et 20 livres », a constaté Rémy Marlin. Et en s’abstenant du jeu de yo-yo d’un millésime à l’autre auquel cèdent les aristocrates de la Bourgogne.
Cette cohérence des prix tend à se doubler de celle de la qualité. « Quand on est en Maranges ou à Givry, on sent la recherche d’atteindre un maximum par fierté et pour faire valoir l’appellation. Les deux ou trois figures qui la tirent créent une émulation », explique Jean-Charles Servant. Il ne reste plus qu’à combler le déficit de notoriété. Une renommée se fait selon que le négoce s’y intéresse ou pas », observe Jean-Charles Servant, directeur de l’École des vins de Bourgogne. Explication de la règle : l’accès au marché de masse suppose une production à la mesure et vendue en vrac. Or, qu’il s’agisse de Saint-Romain, Saint-Aubin, des Maranges ou de Rully, l’évolution vers la vente en bouteilles a détourné le négoce.
Sans renier pour autant les nécessaires offensives commerciales, Sébastien Roux se fait philosophe : « Nous sommes dans un monde qui a besoin de différence et nous pouvons nous targuer d’un effet de découverte dans un univers blasé. » Et en la matière, ces marges de la Bourgogne commencent à abattre des cartes.
Alain Bradfer