Un an après sa création, GravitHy, qui doit construire à Fos-sur-Mer, près de Marseille, la première usine d’acier décarboné de France, a annoncé sa participation au mégaprojet finlandais du leader de l’hydrogène vert américain Plug. Lancée par l’Institut européen d’innovation et de technologie (EIT InnoEnergy) et un consortium de grandes entreprises, cette jeune pousse entend dupliquer son modèle ailleurs en Europe grâce à son expertise technique et un business model qui se passe de subventions.
7 %. C’est, selon l’Agence internationale de l’énergie, la part des émissions mondiales de gaz à effet de serre imputable à la production d’acier, particulièrement gourmande en CO². Cet alliage métallique est en effet composé de minerais de fer et d’entre 0,02 % et 2 % de charbon.
« Le procédé industriel de fabrication n’a pas changé depuis le début du 18e siècle et est toujours un gros émetteur de dioxyde de carbone, explique José Noldin, P-dg de GravitHy. En plus du charbon, il nécessite une importante consommation d’énergie si bien qu’on évalue à 2 tonnes les émissions de CO² pour chaque tonne d’acier produite. »
Cette pollution constitue un frein évident à la décarbonation et à la réindustrialisation, deux enjeux majeurs de l’économie européenne. Comment en effet fournir les usines en acier sans faire exploser le bilan carbone du Vieux Continent ? En utilisant de l’hydrogène décarboné à la place du charbon comme « agent réducteur ».
Explication : pour éliminer l’oxygène contenue dans les boulettes de minerais fer et obtenir de l’acier, les sidérurgistes les « réduisent » en utilisant le carbone du coke, procédé éprouvé mais qui libère beaucoup de dioxyde. En jouant le même rôle, l’hydrogène vert, produit à partir d’énergies renouvelables, ne dégage que de la vapeur d’eau.
Un marché européen en plein essor depuis le début de la guerre
Ce procédé est en passe de révolutionner la sidérurgie. Mis au point par deux chercheurs américains dans les années 2010, il n’a été industrialisé que tout récemment. En novembre 2022, le géant suédois de l’acier SAAB a annoncé qu’il comptait commercialiser du DRI (Direct Reduced Iron,, minérai de fer pré-réduit) dès 2026 , grâce à cette même technologie reposant sur l’hydrogène.
La guerre en Ukraine et ses conséquences sur le prix de l’énergie, qui représente aujourd’hui 40 % du coût de production de l’acier (contre 20 % avant le début du conflit), a donné un coup de fouet aux projets de décarbonation des sidérurgistes. Les poids lourds du secteur en Europe, tels ArcelorMittal, Salzgitter, Tata Steel Netherlands (TSN) et Thyssenkrupp Steel (TKS) ont également des projets de remplacement de leurs hauts fourneaux à l’agenda.
En mai 2022, trois mois après le début de l’invasion russe, l’Association européenne de l’acier (EUROFER) a présenté 60 projets qui permettrait de réduire d’un tiers les émissions de carbone de la production d’acier d’ici à 2030.
Une jeune pousse née dans une « communauté de savoir et d’innovation » de l’UE
D’ici là, GravitHy compte bien s’imposer comme opérateur d’usines de DRI sur le continent européen. Cette jeune pousse de dix salariés, mise en effet sur l’essor de cette technologie et son expertise pour se faire une place dans ce secteur bouillonnant, dont les acteurs mènent une véritable course contre la montre.
Cette startup n’a rien d’une aventure de copains fraîchement diplômés. Elle est le fruit d’une collaboration et d’un partage de compétences initié par des grandes entreprises et le EIT InnoEnergy, un programme de l’Union européenne qui coordonne les projets de transition énergétique par l’innovation de quelque 500 partenaires européens et internationaux.
Particularité qui a son importance : â côté du EIT Digital et du EIT Climate, il est l’une des trois « communautés de savoir et d’innovation » (ou KIC pour Knowledge and Innovation Communities), lancées par Bruxelles en 2010. Il mise sur la collaboration intersectorielle et le partage des compétences entre les entreprises membres du consortium au sein de son Centre européen d’accélération de l’hydrogène vert (EGHAC), situé à Eindhoven, aux Pays-Bas.
Un premier projet international avec un partenaire américain en Finlande
C’est l’état d’esprit dans lequel ont travaillé les cofondateurs de GravitHy : Engie, l’américain Plug (piles à combustible à hydrogène), le groupe immobilier français IDEC, le britannique Primetals Technologies (ingénierie et de construction d’usines) et Forvia (équipementier automobile français, filiale de Faurecia).
Et c’est grâce à la seule entreprise américaine du consortium que GravitHy, qui a son siège à Paris, va pouvoir faire ses premières armes hors de France. Plug va en effet développer pas moins de trois usines d’hydrogène vert en Finlande, pays qui vise la neutralité carbone en 2035, en collaboration avec de nombreux partenaires financiers et industriels dont la startup française.
Elle sera en charge de l’usine d’électrolyse de 1 GW à Kristinestad. Elle produira, à côté d’une ancienne usine de charbon, de l’hydrogène vert dédié à la production d’acier décarboné qui sera ensuite exporté à partir du port de la ville.
Mais avant de se lancer dans ce mégaprojet qui prévoit de produire au total 850 tonnes par jour d’hydrogène vert, soit 2,2 GW de capacité d’électrolyse, GravitHy se fait la main à Fos-sur-Mer où elle va construire sa première usine, moyennant un investissement de 2,2 milliards d’euros. Elle envisage d’y produire 2 millions de tonnes de fer de réduction directe à partir 2027.
Les Etats-Unis dans la ligne de mire
Point important : GravitHy revendique un business model fondé sur les fonds propres et la dette. Pour son dirigeant, José Noldin, « la viabilité économique d’un projet d’usine de production d’acier décarboné est primordiale ». « Nous avons construit un projet qui n’intègre pas les subventions, complète-t-il. C’est un modèle assez conservateur mais ce souci de la compétitivité constitue un argument de poids quand nous allons voir les investisseurs et les banques, un peu comme la cerise sur la gâteau ».
Tel est le credo du P-dg brésilien, passé en 20 ans par Tecnored, Vale et Lhoist : participer à la décarbonation en proposant un produit compétitif sur le plan économique. Un état d’esprit auquel il veille dès le recrutement des nouveaux collaborateurs : « Être un bon ingénieur ne suffit pas, dit-il. Nous allons beaucoup embaucher cette année et nous nous focalisons sur des profils qui combinent bien sûr des compétences techniques, mais aussi un parcours international, une culture de l’entrepreneuriat et du travail collaboratif ».
S’il est encore top tôt pour parler de contrats, José Noldin multiplie les contacts. « Nous échangeons et négocions avec des acteurs de l’automobile, de l’électroménager, mais aussi des énergéticiens. Une éolienne pèse 40 tonnes d’acier, par exemple. Tous ces secteurs cherchent à réduire les émissions de carbone en particulier ceux qui travaillent sur le scope 3 de leur bilan carbone, comptabilisant les émissions indirectes. Le marché est gigantesque ». Y compris celles induites par l’extraction des matières premières, leur transformation et leur transport jusqu’à l’usine où elles seront transformées.
Une « prime verte » de 30 %
Après un premier projet en France, un deuxième en Finlande, l’entreprise veut développer d’autres projets en Europe avant de partir au grand export, partout où « l’accès au foncier, à un réseau logistique et à de l’électricité bas-carbone est possible ».
Quid des États-Unis qui ont eux aussi décidé d’accélérer la transition énergétique de leur industrie ? Le pays a lancé un généreux programme d’aides aux industries via l’Inflation Reduction Act (IRA) qui inquiètent les Européens et fait craindre une bascule de grands projets industriels de l’Ancien vers le Nouveau Continent.
Des craintes que ne partage pas José Noldin : « Nous regardons évidemment ce qui se passe aux États-Unis où les choses vont très vite et où l’environnement des affaires favorise des business models compétitifs. L’Inflation Reduction Act va créer des opportunités, c’est certain, et je suis par ailleurs très optimiste sur la décarbonation et la réindustrialisation en Europe ».
Reste à savoir si les industriels européens joueront le jeu de la « prime verte » de l’acier décarboné, 30 % plus cher que son homologue standard. « Sur une voiture, cela représente un coût supplémentaire de 300 à 400 euros. L’acier vert est encore un marché de niche et nous démarchons les entreprises les plus engagées dans la transition énergétique », précise le P-dg qui compte sur une augmentation des volumes dans les années à venir pour baisser le coût de cet acier non polluant.
Sophie Creusillet