Si le transport aérien est l’une des premières victimes collatérales de la pandémie de Covid-19, entraînant dans sa chute l’industrie aéronautique, un segment tire haut la main son épingle du jeu : le transport cargo. Il a même été un maillon essentiel de la chaîne logistique qui a permis d’approvisionner en masse, et en un temps record, l’Europe en masques et produits médicaux essentiels, mais aussi d’assurer la poursuite des exportations de produits Made in France à valeur ajoutée. La Lettre confidentielle a enquêté sur les coulisses de cette extraordinaire aventure logistique internationale, revue de détail.
Un écosystème bousculé par la crise
Conséquence directe de la suspension des liaisons aériennes alors que la planète se confinait, le trafic passagers mondial a chuté en moyenne de 85 %. Avec une conséquence directe : la chute des capacités pour le transport de fret dans les soutes des avions passager.
« Notre écosystème est en pleine crise, il est confronté à une réduction massive des vols passagers », livre Damien Vinet, délégué aux Affaires aériennes et Sûreté de la fédération TLF Overseas. « En temps normal, en moyenne, 80 % des marchandises sont chargées dans les soutes des avions passagers à destination du monde entier », poursuit-il.
Avant la crise, 60 % des vols opérés à Paris-Charles de Gaulle – premier aéroport européen en termes de cargo avec 2,1 millions de tonnes de fret et postes transportées en 2019 – transportaient des marchandises en soute contre 40 % de vols tout-cargo.
Si le trafic passagers est entré dans une zone de fortes turbulences – les pertes pour les compagnies aériennes se chiffrent en dizaines de milliards d’euros – l’activité cargo démontre au contraire dans le contexte actuel une capacité de résilience exceptionnelle.
Ainsi, le deuxième aéroport parisien en termes de trafic passagers, Paris-Orly, continue d’accueillir des vols tout-cargo. L’aéroport a été fermé aux vols commerciaux dès le 1er avril, l’activité ayant été transférée à Roissy.
Le tout-cargo carbure, les tarifs s’envolent
La quasi-totalité de la flotte mondiale d’avions commerciaux étant stationnée sur les tarmacs, les capacités d’emport – la charge qu’un avion peut transporter – diminuent. Jusque là, les commissionnaires de transport profitaient de l’espace d’emport des avions passagers pour faire transporter leurs marchandises. Désormais, « il y a une difficulté à trouver de la capacité de fret chez les compagnies aériennes », confie Damien Vinet.
Pourtant la demande est là qu’il s’agisse d’exporter des produits alimentaires frais et des produits de luxe ou de rapatrier des millions de masques chirurgicaux depuis la Chine, d’importer des avocats du Brésil ou encore des pièces pour l’industrie automobile et aéronautique. En conséquence, « on s’est retrouvé avec des tarifs proposés par les compagnies de transport de fret aérien qui ont explosé », relève le délégué aux Affaires aériennes et à la Sûreté du syndicat professionnel. « C’est la loi de l’offre et de la demande », ajoute-t-il.
Face à la rareté des vols passagers et donc de la disponibilité d’espace en soute, les commissionnaires de transport « doivent à présent se tourner vers des compagnies qui opèrent des vols tout-cargo comme la compagnie luxembourgeoise Cargolux, la compagnie de Doha Qatar Airways ou encore la compagnie nationale Air France », constate Damien Vinet. En cette période de crise, un avion tout-cargo peut désormais être affrété entièrement par un seul commissionnaire de transport.
L’activité cargo reste stable, y compris à l’export
La disparition des capacités d’emport en soute des avions passagers a été compensée par le maintien du nombre de vols cargo. Entre le 1er mars et le 31 mars 2020 8 050 vols cargo (fret et postaux) ont été opérés à Roissy-CDG contre 8 100 entre le 1er mars et le 31 mars 2019.
« L’activité cargo de transport de marchandises résiste particulièrement bien à la crise à Paris-Charles de Gaulle », se réjouit ainsi Édouard Mathieu, directeur du développement de l’aéroport Paris-Charles de Gaulle au sein du Groupe ADP, responsable à ce titre de l’activité cargo.
C’est que, comme il le fait remarquer, « à l’export, les produits de luxe, certains biens manufacturés à forte valeur ajoutée, les produits pharmaceutiques ou encore les produits frais et denrées périssables continuent d’être acheminés ».
De fait, selon les derniers chiffres de la douane, les exportations de produits pharmaceutiques ont progressé de +13,3 % au premier trimestre par rapport au trimestre précédent, tandis que celles de produits agroalimentaires ne perdaient que -0,3 %. Belle performance alors que les exportations françaises ont globalement reculé de 7,3 % sur les trois premiers mois de l’année, plombées par l’effondrement des ventes de l’aéronautique et de l’automobile.
L’essor des vols « ferry »
Aujourd’hui, une dizaine de compagnies aérienne opèrent des vols « ferry » à Paris-CDG (Air France, Qatar Airways, Korean, Etihad, Saudia, Emirates, Air China, Xiamen, EVA Air, etc.).
Ces compagnies se sont rapidement adaptées en réaffectant leurs avions passagers en avions « ferry » dans lesquels l’intégralité de la soute sert désormais à transporter des marchandises. « Ces vols ferry démontrent le dynamisme de la demande en fret aérien et le rôle fondamental de ce dernier pour la poursuite de l’activité économique française », souligne Édouard Mathieu.
Car « la demande des industries du luxe, de la pharmacie et du fresh (produits alimentaires frais) est toujours là », fait-il ainsi remarquer. Ces vols ferry permettent l’acheminement à l’export « de sacs à main Louis Vuitton et Chanel, de pièces détachées manufacturières à haute valeur ajoutée pour l’automobile ou l’aéronautique, de vaccins pour Sanofi », détaille-t-il.
Si les flux import-export par avions cargo se poursuivent, c’est aussi grâce à une mobilisation forte de toute la communauté cargo de l’aéroport : transitaires, agents de handling et manutentionnaires, compagnies aériennes, mais aussi Services de l’État, la Direction générale de l’aviation civile (DGAC) et les Douanes dont les services fonctionnent 7 jours sur 7, 24 heures sur 24.
Par ailleurs, le secteur du luxe redémarre en Asie où une reprise se dessine avec le déconfinement entamé dans la région.
Les échanges commerciaux repartent avec la Chine
« Aujourd’hui, nos champions nationaux du luxe, comme par exemple Hermes et Chanel, ont repris leur distribution, notamment vers les consommateurs chinois particulièrement friands de leurs produits », expose le directeur du développement de Paris-Charles de Gaulle.
La France exporte à nouveau vers la Chine des parfums de luxe mais importe aussi des marchandises. L’activité manufacturière chinoise aurait repris à hauteur de 80 % de ses capacités normales permettant une reprise d’activité des industries exportatrices.
Le transport aérien a donc été la réponse à court terme à la crise. Alors que les chaînes d’approvisionnement à l’échelle planétaire sont perturbées par cette crise sanitaire sans précédent, « la résilience et l’adaptabilité du fret aérien depuis le début de la crise sont exceptionnelles », soutient Édouard Mathieu.
Les opérations successives montées depuis fin mars dans le cadre du pont aérien mis en place par le gouvernement français avec la Chine pour approvisionner massivement la France en masques l’ont particulièrement démontré. « Un avion cargo peut rapatrier 20 millions de masques en 12 heures », renchérit Édouard Mathieu. « Il n’y a que la chaîne aérienne du cargo qui permette cette réactivité », estime-t-il.
« L’aérien, c’est le vecteur d’excellence des situations d’urgence », estime également Henri Le Gouis, directeur général Europe de Bolloré Logistics.
Le pont aérien « masque », un cas d’école
Bolloré Logistics a été parmi les premiers acteurs du transport et de la logistique internationale en France à participer au pont aérien avec la Chine pour faciliter l’acheminement de produits pharmaceutiques et de masques respiratoires sur le territoire national.
Le premier challenge a été d’optimiser les capacités disponibles. Ainsi, fin mars, au plus fort de la crise, le commissionnaire de transport à l’international affrétait un Boeing 777F de la compagnie Air France, un partenaire historique, pour plusieurs clients dont le groupe LVMH alors engagé pour aider à répondre à la pénurie de masques en France.
D’autres clients – issus de la grande distribution, de l’industrie (notamment agroalimentaire) et des services (banques et assurances) – se sont joints à l’opération. « Pour cette opération, nous avons optimisé l’espace de fret aérien disponible pour traiter les commandes de masques de plusieurs clients, PME et grands groupes », explique ainsi Henri Le Gouis.
En tant que commissionnaire de transport, le rôle de Bolloré Logistics a été de faciliter l’opération de transport de bout en bout, depuis l’enlèvement de la marchandise chez les fournisseurs chinois en passant par le conditionnement en palettes, le chargement dans l’avion à Shanghai et le déchargement, jusqu’à la livraison de la marchandise chez le client en transport par camion.
Présent en Chine depuis plusieurs dizaines d’années, le groupe français y dispose heureusement d’un maillage logistique important, avec 28 sites et plus de 1 200 collaborateurs. De quoi faciliter la synergie entre les équipes en France et en Chine. « Tout c’est très bien enchaîné », se félicite Henri Le Gouis.
Pour qu’une telle opération réussisse, « en amont, tout doit être bien orchestré », confie-t-il.
La question sensible de la sécurité
Tout le monde a entendu parlé de la compétition internationale redoutable qui a sévi durant quelques semaines pour l’achat de masques, alors que le monde occidental découvrait qu’il n’en avait pas pour protéger ses soignants et sa population. La sécurité des cargaisons est devenue un sujet stratégique dans ce contexte.
« Sur ce type de produits sensibles, il a fallu sécuriser l’opération de bout en bout de la supply chain pour éviter que les masques ne soient dérobés », révèle le CEO Europe de Bolloré Logistics.
Les personnels du Groupe ADP ont ainsi sécurisé l’aéroport de Roissy-CDG où a atterri le 29 mars le Boeing 777F d’Air France affrété par Bolloré Logistics (notre photo) avec à son bord la cargaison de 100 tonnes d’équipements médicaux pour ses clients, dont 5,5 millions de masques parmi lesquels 2,5 millions étaient destinés à LVMH.
Les gendarmes des transports aériens (GTA) ont sécurisé l’opération de déchargement puis le chargement des palettes dans les camions. Enfin, quand cela était possible, les convois de marchandises acheminés en camion chez les clients ont été escortés par la gendarmerie.
« Nous avons reçu un support extraordinaire de la douane française tout au long de cette opération », complète Pascal Le Guevel, directeur du hub de fret aérien de Bolloré Logistics à Roissy-CDG. Inauguré en décembre 2015, ce hub logistique est le premier hub aérien en France en termes de tonnage de fret transporté (près de 100 000 tonnes en 2019).
Concernant les procédures douanières dans le cadre de l’opération, le commissionnaire de transport a présenté à l’arrivée des marchandises sur le territoire national la déclaration de conformité CE attestant la conformité des produits aux exigences de qualité et de sécurité de l’Union européenne (UE). « Le rôle des douanes est de protéger le consommateur donc de s’assurer que les produits importés soient conformes aux normes du marché européen », précise Pascal Le Guevel.
L’opération s’est déroulée avec succès. « Nous avons réussi l’exploit de décharger un avion cargo avec à son bord 37 palettes de matériel médical à Roissy-CDG en moins d’une heure avant qu’elles ne soient transportées jusque dans nos entrepôts », se félicite Pascal Le Guevel. « Nous avons exécuté avec succès une mission d’envergure en flux tendu, dans des délais très courts », insiste-t-il. « En un week-end, nous avons organisé la bonne coordination de l’ensemble des acteurs en France et en Chine », développe-t-il. « C’est une grande satisfaction pour nos équipes », déclare-t-il.
Les opérations dans le cadre du pont aérien se poursuivent
« Nous avons mis en place cette rotation Paris-Shanghai avec Air France dès le mois de février », explique encore Henri Le Gouis. Son groupe avait en effet anticipé le besoin en fret aérien de ses clients à l’export et à l’import qui surviendrait pendant la crise sanitaire.
Après cette première opération fin mars, d’autres ont donc suivi. Ainsi, le 10 avril, Bolloré Logistics réceptionnait à l’aéroport de Paris-Charles de Gaulle 333 m3 de matériel médical en provenance de Chine, après une escale à Doha au Qatar. À bord de l’avion affrété par le commissionnaire de transport, un Boeing 777 tout-cargo de la compagnie aérienne Qatar Airways, se trouvaient également des pièces pour l’industrie dont l’aéronautique.
Au total, près de 23 vols entre la Chine et la France ont été programmés jusqu’au 30 avril en triple 7 (Boeing 777 F ou B747F uniquement freighters).
Outre, Bolloré Logistics, d’autres prestataires, à l’instar de Geodis, Gefco ou Dachser, ont ainsi affrété en urgence des avions cargo dans le cadre du pont aérien organisé à la demande du gouvernement pour les dispositifs médicaux et, positionné sur différents aéroports de l’Hexagone : Roissy-Charles de Gaulle, Paris-Vatry dans la Marne, mais également à Bâle-Mulhouse, Marseille-Provence et Lyon-Saint-Exupéry.
Un nouveau pont aérien avec le Vietnam
La France a également établi une liaison directe avec le Vietnam pour se faire livrer plusieurs centaines de millions de masques grands public d’ici la fin du mois de mai, selon une information de notre confrère RTL, relayée par la CCI France Vietnam.
Les commandes porteraient sur plusieurs centaines de millions de masques grands publics, lavables et réutilisables afin d’approvisionner les pharmacies, les écoles, les préfectures et les agents publics dans le cadre du déconfinement.
Bolloré Logistics assurera la gestion de la supply chain dans le cadre de ce deuxième pont aérien mis en place par le gouvernement français avec le Vietnam, après celui avec la Chine.
Un pont aérien humanitaire entre l’UE et des pays tiers
Par ailleurs, le 8 mai, l’Union européenne (UE) a annoncé la mise en place d’un autre pont aérien, humanitaire celui-là, permettant, malgré la suspension des liaisons aériennes, l’acheminement de fret (matériel médical : masques chirurgicaux, paires de gants, paires de sur-chaussures, tests Covid-19…) et de personnels médicaux à destination des populations vulnérables de plusieurs pays confrontés à une crise humanitaire aiguë.
Une trentaine de vols seront ainsi organisés à destination prioritairement de l’Afrique (Burkina Faso, Cameroun, Niger, République centrafricaine), mais également du Moyen-Orient, de l’Asie et de l’Amérique latine. Les opérations ont été lancées le 8 mai, avec un premier vol vers la République centrafricaine.
Alors que le monde commence à peine à sortir -très prudemment et en ordre dispersé- de la phase de confinement et de fermeture systématique des frontières, le fret cargo a encore de beaux jours devant lui. Et les spécialistes ne prévoient pas une stabilisation des tarifs avant quelques semaines, voire quelques mois…
Enquête réalisée par Venice Affre
Pour prolonger :
Lire notre dossier Transport & logistique à l’international : les tendances de l’offre 2020