L’envie de mettre bas les masques et d’y voir plus clair dans l’avenir est grande parmi les acteurs de l’écosystème de l’export français. 160 d’entre eux dument vaccinés ou testés négatif au Covid-19 ont assisté physiquement à la troisième Université d’été de l’internationalisation des entreprises (UEIE) organisée les 6 et 7 juillet à la Villa Gaby, à Marseille, par la Fabrique de l’exportation, l’OSCI, Medef International-Adepta, les Conseillers du commerce extérieur de la France (CCEF), Bpifrance, CCI France International, et EOC International. Retour sur ce que nous avons retenu de ces deux jours d’intense brainstorming sur les perspectives de l’export pour les PME et ETI françaises.
Après une deuxième édition digitale l’an dernier, aucun d’entre eux n’aurait raté cette occasion de se revoir en vrai. Le thème de cette troisième édition, « exporter en 2021-2030 », est révélateur du besoin de discerner, dans la conjoncture encore incertaine du commerce international, les tendances qui traceront les chemins de l’export ces prochaines années.
Quelles nouvelles opportunités en Asie, Amérique du nord, Afrique ? Quelles opportunités créées par la digitalisation des modes de commerce et distribution pour les biens et les services ? Où en est-on de la dématérialisation des opérations d’import-export ? Quelles sont les attentes des consommateurs asiatiques ? Et celles des donneurs d’ordres industriels européens ? Comment tirer partie de la transition écologique et quels sont les outils de mesure du carbone ?
Autant de thèmes de conférences et d’ateliers qui illustrent les préoccupations actuelles des professionnels de l’export. « Ça repart, mais dans quelle direction ? ». Cette question, posée en début de plénière par Etienne Vauchez, le président de la Fabrique de l’exportation, résume bien l’état d’esprit des participants à cette UEIE 2021.
Les réponses apportées par ses deux invités vedettes, Rodolphe Saadé, P-dg de l’armateur français CMA CGM, et Ludovic Subran, directeur de la recherche économique d’Allianz et chef économiste d’Euler Hermes, étaient donc très attendues.
Rodolphe Saadé : « une période exceptionnelle, euphorique »
Rodolphe Saadé savait qu’il était guetté sur le terrain du goulet d’étranglement persistant des transports maritimes et de son corollaire, la flambée des taux de fret au niveau mondial. C’est qu’en quelques mois, le secteur est passé d’un état de « peur » au moment du premier confinement à « une période exceptionnelle, euphorique ». « C’est une période qu’on n’a jamais connu avant » a dit le dirigeant.
Les navires en provenance de Chine et en direction des États-Unis ou d’Europe sont chargés à bloc de conteneurs bourrés de produits de consommation commandés massivement par les Américains et Européens sur les sites de e-commerce pour s’occuper durant la période de fermeture des commerces. « Les gens ont beaucoup épargné, mais ils ont aussi beaucoup dépensé à la maison » a indiqué le patron du premier armateur de France.
Les navires comme les conteneurs manquent, les ports saturent. « Le taux de fret au départ de Shanghai atteint 10 000 dollars », a rappelé Rodolphe Saadé, qui affirme acheter navires de seconde main et conteneurs pour répondre à la pénurie. L’inflation des taux de fret touche aussi le transport aérien, qui manque de capacité. CMA CGM a récemment acheté une flotte d’avions pour répondre aux besoins de ses clients.
Niant toute entente entre les compagnies pour créer cette situation de pénurie, Rodolphe Saadé a estimé que ce déséquilibre entre l’offre et la demande devrait durer jusqu’au second semestre 2022. « On nous prédit une quatrième vague, si c’est le cas, on va consommer chez soi et ça va continuer » a-t-il prévenu.
Qu’en pense l’économiste ?
Ludovic Subran : « C’est la première fois que la Chine exporte son inflation »
Il est sur la même ligne que le transporteur, avec « une normalisation de la situation au second semestre 2022 ».
« Le commerce international a rebondi deux fois plus vite qu’après la crise de 2008/2009 » et la principale raison est l’argent déversé par les gouvernements à travers les mesures massives de soutien à leurs économies.
« Il y a eu plus d’aide que de besoin » a relevé Ludovic Subran, notant que les 100 entreprises du SBF 20 avaient augmenté leur réserve de cash de près de 40 %. En France, une partie des prêts garantis par l’Etat ont été mis de côté au cas où…
D’un point de vue macro-économique, le vrai problème va plutôt se situer du côté de l’augmentation des prix du commerce international. « C’est la première fois que la Chine exporte son inflation » a constaté Ludovic Subran. Il voit aussi un boulevard grand ouvert pour les producteurs de matières premières.
Quelles sont les géographies porteuses et les risques pays à ce stade ?
Faire avec la remontée des risques politiques
Les deux intervenants n’ont pas été catégoriques, et ont plutôt partagés leurs constats, inquiétudes et interrogations.
Pour Rodolphe Saadé, les États-Unis sortent « renforcés » de cette crise, la Chine va rester le « grenier du monde » et l’Asie du sud-est continue à se développer. Il est en revanche inquiet pour l’ensemble des pays émergents qui, face à la propagation de la pandémie, « n’ont pas accès au vaccin ».
Ludovic Subran a complété en mettant en garde contre la résurgence des risques politiques dans certains pays, avec la menace de troubles socio-politiques là où les coûts de la vie flambent (Amérique latine, Maghreb…), mais aussi d’instauration de mesures de contrôle des capitaux (qui pourraient affecter le rapatriement des dividendes) dans tous les pays confrontés à des problèmes de balance des paiements, et ils sont nombreux : Turquie, Ukraine, Nigeria, Afrique du sud, Kenya…
Autre motif d’inquiétude, partagé par de nombreux chefs d’entreprises, les tensions en Mer de Chine autour de Taiwan. « Je pense que Hong Kong n’est qu’un début » a déclaré Ludovic Subran.
Mais pour Rodolphe Saadé, il faut faire avec : « On traite avec 160 pays, Hong Kong, Taiwan, on s’adapte à cette situation très tendue », a-t-il indiqué. « Dans le commerce international, on traite avec des pays complexes, on n’a pas le choix ».
Accélération de la régionalisation du commerce international
Autre tendance importante relevée par l’armateur : « l’accélération de la régionalisation des trafics », symptôme d’une réorganisation à l’échelle de grands hubs de proximité des chaînes d’approvisionnement. Rodolphe Saadé a pointé le développement des flux intra-méditerranéens, intra-européens, intra-Américains et intra-asiatiques.
Mais pour les deux intervenants, il n’y a pas que quoi apporter de l’eau au moulin des partisans de mesures protectionnistes ou de relocalisations imposées par les États. « Les pays qui s’en sortent le mieux sont les pays qui sont restés ouverts, peu importe l’avancée des vaccins » a résumé Ludovic Subran. « Ils rebondissent plus vite et plus fort », notamment les principaux concurrents de la France en Europe comme l’Allemagne.
De fait, alors que les États-Unis maintiennent les surtaxes tarifaires imposées à la Chine par l’administration Trump, leurs déficits jumeaux -commerciaux et budgétaires- ont explosé, et ils soutiennent indirectement, par le canal des importations, la machine chinoise…
Prix du carbone : nouvel enjeu du commerce international
Pour l’économiste, la vraie question qui va être posée à l’avenir sera le prix du carbone, et des nouvelles normes ESG (environnement, social, gouvernance). « Combien investir si la tonne de carbone est à 80 dollars ? » a-t-il interrogé.
Pression climatique, pression des marchés, la décarbonation des activités s’impose à tous, elle finira par toucher les producteurs des pays moins regardants via les ajustements tarifaires comme celui que les Européens ont mis en chantier avec la taxe carbone aux frontières. « Ce sera très coûteux pour des pays producteurs de matières premières comme le Nigeria et l’Afrique du sud, mais aussi de gros importateurs comme l’Allemagne ».
Signe que le sujet préoccupe aujourd’hui les exportateurs, deux ateliers étaient consacrés au sujet de la transition écologique et aux outils pour mesurer l’impact carbone lors de l’UEIE 2021, au même niveau d’intérêt que la digitalisation des modes d’exportation.
Rodolphe Saadé, lui, reste pragmatique : « On est surtout à l’écoute des clients ». L’armateur investit dans l’aérien, sur l’axe France-États-Unis (Chicago, Atlanta, New-York), mais aussi le ferroviaire, où il propose un service nord-Europe / Shanghai en 12 jours. Ses nouveaux portes conteneurs géants carburent au GNL, et il explore les possibilités du biométhane. Son horizon dans ce domaine, c’est 2050, date à laquelle sa compagnie s’est engagée à être neutre en matière d’émission de CO2.
Manifestement, le patron de CMA CGM reste sceptique sur le caractère réaliste de la mesure de réduction de la vitesse des navires, qui va s’imposer au monde maritime en 2023, car, selon lui, cela coutera plus cher : « un bateau coûte 175 millions de dollars, il en faut douze pour une rotation complète avec la Chine, et la plupart des importateurs veulent au moins une rotation par semaine… » a-t-il argumenté. Que l’on réduise la vitesse, les délais vont s’allonger : le marché est-il prêt à encaisser cette hausse ?
Dans ce contexte, comment naviguer ?
« Alliances », « écoute », « entraide », « innovation », « agilité »
A leur manière, chacun des trois chefs d’entreprises qui ont témoigné lors de la seconde plénière, le 7 juillet, animée par Pedro Novo, directeur exécutif export de Bpifrance, on apporté un bout de réponse, chacun avec les enjeux de son secteur.
Pour Stéphane Pieri, dirigeant d’IDSud Energies, l’ancrage international reste essentiel, même si les tensions en Mer de Chine ou le blocage du Canal de Suez sont de gros aléas inquiétants, à prendre en compte. « Depuis Marseille, on gère des centrales de stockage d’énergie aux Caraïbes ou ailleurs ».
Regardant vers l’Afrique, il croit aux « vraies alliances d’entreprises, entre chefs d’entreprises », à « l’entraide » entre pairs, plutôt que de se mettre dans le sillage des grands groupes. Pour aborder les marchés étrangers, il faut être « humble, et écouter ».
Olivier Cazzulo, dirigeant de Netsystem, société de conseil en systèmes d’information, croit en la vraie chance, à l’international, de la French tech. « On a des SSII qui se sont fortement internationalisées ces dernières années, cela a créé un écosystème favorable pour que les éditeurs de logiciels suivent. L’export est fondamental pour tous les acteurs » a-t-il indiqué.
Le problème est moins le financement que la formation initiale des jeunes talents, un problème partagé par de nombreux acteurs de la tech française. Quant aux perspectives, après l’Europe et les États-Unis, elles sont aussi en Afrique pour Netsystem, qui envisage de commencer par ouvrir un bureau à Casablanca. « Il y a 19 câbles qui arrivent dans le port de Marseille, il y en aura 24 bientôt » a-t-il rappelé, référence réseau télécoms qui passe par Marseille, aux portes de l’Afrique.
Quant à Florent Katchikian, dirigeant de Racer Gloves, une marque de gants de sports de haute qualité (ski, moto, vélo, etc.), il n’est pas inquiet pour l’avenir, « il y a du business ». Ses deux mots clés : « innovation » et « agilité ». Son souci aujourd’hui : parvenir à créer une base arrière en Europe afin de régler les soucis de rupture d’approvisionnement auquels il a dû faire face avec la pandémie, il en discute avec son partenaire coréen.
Autre challenge pour Racer Gloves : accélérer la digitalisation de son business, et notamment mener de front le déploiement de ses sites de e-commerce à l’étranger sans remettre en cause son réseau de distributeurs. « Nous serons propriétaires de nos sites Internet dans chaque pays, en Asie et en Amérique » a indiqué Florent Katchikian. Comme pour le modèle Nike, « le digital génèrera 30 à 40 % du chiffre d’affaires à terme, avec des marges décentes ».
Lui aussi regarde à présent vers l’Afrique, où des sports comme le cyclisme, commencent à décoller.
Christine Gilguy