Il était tentant, avant les élections européennes (23-26 mai), d’organiser un colloque sur l’Accord de partenariat économique entre l’Union européenne (UE) et le Japon (APE UE-J), couramment appelé JEFTA (Japan-EU Free Trade Agreement). Le Japon, troisième économie mondiale après les États-Unis et la Chine, et l’UE représentent ensemble 640 millions de personnes, 36 % du commerce et 28 % du PIB mondial.
Signé en juillet 2018, le JEFTA, que nous préférons dans cet article appeler APE, est entré en vigueur il y a à peine quatre mois, le 1er février 2019, ouvrant de nouvelles perspectives aux entreprises françaises. Un beau succès, en tout cas, à mettre au profit de l’UE, si vilipendée en ces temps de nationalisme croissant.
Organisé au Sénat avec Business France, le colloque s’est déroulé le 17 mai. La séquence était parfaite, puisque les futurs sommets des G20 et G7 se tiendront successivement à Osaka fin juin et à Biarritz du 24 au 26 août.
L’axe indo-pacifique, la défense du multilatéralisme
Introduisant le colloque, le vice-président du Sénat, David Assouline, a rappelé que Paris et Tokyo ont des convergences politiques. Il a ainsi souligné la volonté du président Macron de constituer un axe indo-pacifique passant par l’Inde, le Japon, l’Australie, assurant notamment la totale liberté des routes maritimes. Paris est particulièrement réticent à participer aux Routes de la soie que Pékin veut tisser jusqu’en Europe, en Afrique, voire en Amérique latine.
Dans ce sillage, le colloque a donc été l’occasion de souligner l’amitié franco-japonaise et euro-japonaise face à une Chine menaçante et une Amérique protectionniste. Il n’aura jamais été fait allusion à l’affaire Ghosn, du nom de l’ancien patron de l’Alliance Renault-Nissan, accusé de malversations financières par la justice nipponne.
Également président du groupe d’amitié France-Japon, David Assouline a plutôt cherché à mettre l’accent sur « la volonté d’ouverture du Japon » à l’approche de la Coupe du Monde de rugby sur son sol (20 septembre – 2 novembre 2019) et à un an des Jeux olympiques d’été qui se dérouleront à Tokyo entre le 24 juillet et le 9 août 2020, quatre ans avant les J.O de Paris.
Dans un amphithéâtre tout acquis à la cause du libre-échange, le francophone Masato Kitera, ambassadeur du Japon en France, n’aura eu aucun mal à susciter les applaudissements pour Emmanuel Macron et Shinzo Abe, Premier ministre nippon.
Lui succédant à la tribune, son homologue français à Tokyo, Laurent Pic, a estimé que le déplacement du président français au prochain G20 devrait être une opportunité « pour des partenariats ouverts sur la production commune et tournés vers l’innovation ».
Les bonnes affaires du vin français
Seul regret au cours de ce forum : que, dans l’APE, l’abandon immédiat de 91 % des droits de douane sur les exportations européennes soit trop récent pour en tirer de véritables enseignements. Pour autant, les conférenciers ont pu déjà pointer certains freins majeurs que les parties vont devoir maintenant s’efforcer d’éliminer.
Entre un continent et un archipel aux cultures si différentes, rien d’étonnant et d’anormal. « Tous les accords commerciaux que nous passons génèrent des interprétations qui varient », a indiqué Marco Chirullo, chef adjoint de l’unité Chine-Japon à la direction générale Trade de la Commission européenne et chef négociateur adjoint de l’APE Japon.
Sur le premier point, rappelons que l’APE a prévu pour quelques produits agricoles, le bois, les chaussures et la maroquinerie un démantèlement tarifaire différé avec des périodes de démantèlement comprises entre 5 et 15 ans, et pour certains produits agricoles sensibles (fromages, produits laitiers, viande de bœuf, viande de porc) des contingents significatifs.
S’agissant de l’agroalimentaire, 200 appellations d’origine européennes, dont 44 françaises (roquefort…), sont protégées. Dans les vins, l’élimination immédiate des droits douane, qui s’élevaient à 15 %, aurait déjà des répercussions favorables sur les exportations de l’Hexagone. Selon Masato Kitera, grâce à un accord de libre-échange conclu avec son pays en 2015, le Chili avait dépassé la France, en s’accaparant 30 % de part de marché dans les importations. Le verbe haut et le visage rayonnant, l’ambassadeur japonais à Paris s’est réjoui que pour février et mars 2019, les origines françaises aient à leur tour dépassé les fournitures en provenance du Chili.
Cette information a évidemment eu de quoi satisfaire Jean-Marc Lisner, président de Castel Japon K.K, propriétaire de Roche Mazet, la marque la plus vendue dans l’archipel. Mieux encore, la « vieille » marque Vieux Papes viendrait de dépasser dans les supermarchés la première marque chilienne. De quoi donner des ailes à sa société qui envisage de passer de quatre millions de bouteilles livrées à cinq millions. « Au Japon, 80 % des vins se vendent sous la barre des 12 euros. Pour les entrées de gamme en particulier, autour de 6 et 8 euros, la fin des droits de douane est un plus extraordinaire », a-t-il affirmé.
Les bons débuts du fromage et des cosmétiques
Sous-directrice du Commerce international à la direction générale des Douanes et droits indirects, Hélène Guillemet a confirmé les bons débuts du vin français, tout en restant, néanmoins, prudente, faute de disposer d’une évaluation sur au moins six mois. Il y aurait aussi, selon elle, « des frémissements pour les fromages et les cosmétiques ». Un bémol toutefois : « en écho, les entreprises françaises sont confrontées à des demandes formelles de la part des autorités et des entreprises japonaises qui peuvent dépasser les exigences normales ».
« Les Japonais sont particulièrement méticuleux, ce qui peut les amener à exagérer », a expliqué au Moci un jeune entrepreneur japonais francophone. « Nous parlons beaucoup de tarifs douaniers, parce que c’est dans l’immédiat le plus visible. Mais il s’agit aussi de barrières non tarifaires », a alerté Christel Péridon, chef du Service économique, selon laquelle « il faut rester vigilant, car le Japon a développé des normes spécifiques. C’est une île et il va donc falloir faire preuve de pédagogie ».
Des autorités japonaises pointilleuses
Deux obstacles ont déjà été identifiés, s’agissant, d’une part, les règles d’origine, d’autre part, les contingents tarifaires.
Dans le premier cas, il semblerait que les Douanes japonaises ne se contentent pas de la certification européenne et imposent « des contraintes contraires à la lettre de l’accord », a rapporté Laurent Pic. Pour les entreprises, c’est une perte temps et des risques en cas de produits périssables. Un dialogue aurait été engagé avec les autorités japonaises, qui se montreraient particulièrement pointilleuses. Le président de la Commission européenne, Jean-Claude Juncker, et son commissaire à l’Agriculture, Phil Hogan, auraient abordé officiellement la question. Laurent Pic a estimé que « des modes d’emploi » devraient être rédigés et remis aux autorités et aux importateurs nippons.
Quant à la question des contingents, Tokyo a mis en place un système de tirage au sort pour les biens concernés. Le mécanisme a l’avantage d’être simple, mais il présente le gros désavantage de l’incertitude. Dans la mesure où une loterie est par nature aléatoire, un grand fournisseur comme les Fromageries Bel est dans l’impossibilité de réaliser un business plan.
Faute pour le groupe français de pouvoir étaler ses approvisionnements, ce sont les prix qui sont impactés, ce qui irait à l’encontre de ce que veulent les autorités japonaises, « qui souhaitent, au contraire, que les prix à la consommation baissent », a assuré l’ambassadeur de France. Le tirage au sort a aussi un effet pervers : des entreprises qui ne sont pas actives dans le secteur parviennent à obtenir des quotas. Une possibilité serait de tenir compte de l’historique, tout en réservant une part des contingents à de nouveaux entrants pour ne pas fermer le système.
Droits du travail et environnement protégés
Marco Chirullo a rappelé que le JEFTA est « le plus grand accord commercial au monde et le plus ambitieux, avec même un chapitre réservé au développement durable ». Et il a insisté sur le fait qu’il « n’y a pas que des principes », car, d’une part, l’Accord de Paris sur la lutte contre le changement climatique y est « intégré » et, d’autre part, l’accord « interdit de baisser les standards de droit du travail et de politique environnementale pour cibler un avantage compétitif ».
Le représentant de la Commission européenne a souligné également l’existence d’un chapitre sur la coopération règlementaire. « Une partie particulièrement importante pour construire les standards du futur, par exemple dans les drones, l’intelligence artificielle ».
La question des marchés publics a été soulevée, mais il est encore trop tôt pour se faire une idée précise. « Il est certain que les appels d’offres sont différents, que les contraintes règlementaires, les clauses de sécurité sont des barrières », a indiqué Marion Paradas, vice-présidente des Relations internationales chez Thalès. Rappelons que l’APE offre un accès aux marchés publics de 48 villes de 300 000 habitants, 87 établissements hospitaliers et universitaires, 25 distributeurs d’électricité.
Blocage sur l’arbitrage relatif aux investissements
Parallèlement au lancement de l’APE, Bruxelles et Tokyo négocient un accord de protection des investissements. « C’est une négociation pas facile », s’est contenté de déclarer Marco Chirullo. En fait, les deux capitales achoppent sur le système de contentieux. Le Japon est favorable à une solution d’arbitrage à l’américaine, donnant la possibilité à une entreprise qui s’estime lésée par la politique d’un État après y avoir investi de l’attaquer pour demander réparation.
Pour éviter toute opposition de leurs populations à un accord sur les investissements, les Européens veulent, de leur côté, convaincre leurs partenaires d’adopter la solution retenue pour l’accord UE-Canada (Ceta) : la création d’un tribunal permanent. Dans ce domaine, la coopération semble en panne.
François Pargny