La sévère brouille diplomatique entre la France et l’Australie depuis l’annulation du contrat des 12 sous-marins va-t-elle faire capoter les négociations en cours entre l’Union européenne et l’île continent pour un accord de libre-échange de grande envergure ? Le sujet n’est pas anodin pour les exportateurs français : 7500 entreprises tricolores exportent vers ce pays. Quels sont les risques ? Décryptage.
Cinq jours après l’annonce, par Canberra, de la rupture du contrat français, les Vingt-sept ont exprimé leur solidarité vis-à-vis de la France. Un soutien affiché lors d’une réunion des 27de leurs ministres des Affaires étrangères, organisée en marge de l’assemblée générale des Nations-Unis, le 21 septembre à New-York. Strictement hexagonale à l’origine, l’affaire prend donc désormais une tournure européenne. C’est inédit et l’accord de libre-échange UE/Australie, négocié depuis 2018, pourrait être le premier à faire les frais de cette nouvelle brouille transatlantique.
L’option est clairement sur la table, « elle doit être discutée collectivement », a réagi Clément Beaune, le secrétaire d’Etat français aux Affaires européennes, depuis Bruxelles où il participait, mardi 21 septembre à une réunion avec ses homologues européens. « Le haut représentant Josep Borrell l’a dit aussi dans son entretien avec son homologue australienne, nous sommes dans une situation très difficile. Le ministre Jean-Yves Le Drian l’a dit, c’est là une rupture grave de confiance. Et donc on ne peut pas faire comme si de rien n’était ».
62 milliards d’euros d’échange de biens et services
Interrogé le même jour sur la possibilité de geler les discussions en cours avec Canberra, Eric Mamer, le porte-parole de la Commission – qui négocie les accords commerciaux internationaux au nom des Vingt-sept – s’est montré plus évasif. « Le dernier cycle de négociations était en juin. Nous étions convenus que le cycle suivant aurait lieu dans le courant du mois d’octobre. Nous en sommes toujours là. Nous analysons tout cela et nous verrons bien les décisions qui seront prises. Pour l’instant pas d’autres commentaires », a-t-il indiqué, coupant court aux nombreuses questions des médias européens sur le sujet.
Lancés en mai 2018 les pourparlers de libre-échange UE / Australie ont franchi leur 11e round de négociation avant la pause estivale. Selon une analyse d’impact réalisée par la Commission européenne, un accord pourrait booster d’environ 30 % les échanges bilatéraux entre les deux blocs qui ont atteint, en 2020, 36 milliards d’euros pour les biens et 26 milliards pour les services.
Mais si l’UE est le 3ème partenaire commercial de l’Australie en 2020, après la Chine et le Japon et avant les États-Unis, l’Australie se classe au 19ème rang seulement des partenaires de l’UE.
Par ailleurs, du fait de la taille respective des deux blocs, un peu plus de 25 millions d’habitants pour l’Australie face à un marché d’environ 450 millions pour l’UE – « les enjeux apparaissent asymétriques », souligne une étude publiée par le CEPII, le Centre français d’étude et de recherche en économie internationale.
Enjeu agricole pour les Australiens, barrières non tarifaires pour les Européens
Côté australien, la conclusion d’un ALE bénéficierait essentiellement à son secteur agricole dont les produits sont très lourdement taxés – environ 26 % – sur le marché européen. Idem pour la viande qui se voit imposer des droits de douane plus élevés encore, atteignant jusqu’à 56 % à leur entrée sur le territoire de l’UE.
Quant aux Européens, ils misent essentiellement sur la réduction des nombreuses barrières non-tarifaires, « l’un des principaux enjeux de ces négociations », résume l’analyse du CEPII. La protection des Indication géographiques (IG) et l’accès aux marchés publics figurent aussi au rang des intérêts offensifs de l’UE.
Mais sur ces deux volets, « les discussions s’annoncent difficiles », pronostique Marie-Pierre Vedrenne. Si les marchés publics australiens restent très fermés, « ils ont aussi une vision très américaine du droit des marques qui risquent de compliquer la reconnaissance de nos IG [Indications géographiques]», explique l’eurodéputé française, membre du groupe Renew et vice président de la Commission du Commerce international (INTA) au Parlement européen.
« J’ai du mal à cerner les intérêts offensifs de l’UE dans ces négociations », reconnaît une eurodéputée centriste scandinave, pourtant très attachée au strict respect des sacro-saints principe du libre-échange. Affichant sa solidarité avec la France face à l’attitude « inacceptable » de Canberra, l’élue européenne n’est toutefois pas favorable au gel des négociations qui risquerait surtout de « froisser l’allié américain », dans un contexte transatlantique déjà tendu.
Dans le court terme, la proposition française de gel a donc peu de chance de se concrétiser, malgré le soutien unanime affiché par ses partenaires européens. Un pronostic confirmé par Bernd Lange, eurodéputé allemand social-démocrate, Président de la Commission INTA au PE : « Je suppose que cela ne conduira pas à l’arrêt des négociations et des pourparlers avec l’Australie, mais ils seront beaucoup plus compliqués ». Il est en effet peu probable que les pays du bloc, en particulier la France, soient disposées à faire des compromis, notamment sur l’agriculture.
Faute d’amélioration dans ses relations avec Canberra, Paris dispose donc de leviers pour retarder les négociations menées par la Commission européenne. A terme, la France pourra même bloquer le processus, l’unanimité des Vingt-sept étant requise pour conclure un accord commercial.
Kattalin Landaburu, à Bruxelles