La dernière note de l’Institut Jacques Delors, que Pascal Lamy, ancien directeur général de l’OMC, a coordonnée, jette un pavé dans la mare de l’écheveau des sanctions américaines extraterritoriales qui empoisonnent les entreprises de toute taille, ainsi que les banques européennes depuis des années, et sont devenues un casse-tête en matière de compliance (conformité juridique), l’US-compliance devenant même une spécialité. Elle prend au mot les nouveaux discours européens sur la reconquête de « l’autonomie stratégique » avec des propositions choc visant à doter l’Union européenne d’un arsenal défensif et offensif pour mener la riposte.
Sous le titre « Sanctions extraterritoriales américaines, vous avez dit autonomie stratégique européenne ? »*, cette note co-signée par sept experts du réseau européen de l’Institut Jacques Delors, dont Pascal Lamy, coordinateur du think tank à Paris, Berlin et Bruxelles, décrit l’arsenal idéal dont l’Union européenne devrait se doter pour tout à la fois se protéger et riposter à ces législations.
« L’Europe doit montrer qu’on peut mordre… »
« L’Europe doit monter qu’on peut mordre face aux sanctions extraterritoriales » assène l’ambassadeur Pierre Vimont, chercheur associé à la Fondation Carnégie Europe, qui a participé à la réalisation de cette note, dans un entretien accordé aux quotidien Les Echos du 22 mars.
Cuba, Soudan, Iran, Russie, et plus récemment le projet de gazoduc Nord Stream 2 : nombreuses sont les entreprises qui se sont pliées aux injonctions des Etats-Unis -par exemple dans le cadre de la loi Helms-Burton sur Cuba-, de peur de perdre leur accès au marché américain alors que l’Union européenne était en désaccord avec Washington, comme pour l’Iran.
Le sujet avait fait l’objet d’un rapport parlementaire en 2016 (rapport Lellouche/Berger). Une note réalisée par l’OSCI, fédération des sociétés d’accompagnement et de commerce international, en 2017 avait dressé un tableau éditifiant de la situation. L’année suivante, la Chambre de commerce internationale (ICC, International Chamber of Commerce) s’était emparée également du sujet.
La politique américaine de sanction, dans le cadre de législations extraterritoriales, est clairement dans le viseur de l’Institut Jacques Delors. Mais le fait que la Chine commence également à se doter de législations extraterritoriales inquiètent en Europe, alors que l’UE reste démunie en la matière.
D’où ces propositions, à la fois défensives et offensives : « Au final l’objectif que doit poursuivre aujourd’hui l’Union européenne est de se prémunir à l’avance des effets des sanctions extraterritoriales en jouant de la dissuasion tout en étant prête à répliquer par des contre-mesures si nécessaire », souligne les auteurs.
Première catégorie de mesures : une panoplie « anti-coercition » qui serait permanente et auraient un but protecteur et dissuasif pour les pays tiers tentés de prendre des mesures extraterritoriales contre des ressortissants ou des entités européennes.
Deuxième catégorie : un arsenal juridique offensif, à actionner si la négociation a échoué, composée de sur des « mesures ciblées, affichant une claire intention de rétorsion et ayant une portée temporaire », le temps au pays visé de mettre fin à ses mesures extraterritoriales.
Défensif : une panoplie « anti-coercition »
Dans la première catégorie destinée à dissuader toute tentative, la note propose de commencer par confier à un auditeur indépendant la mission d’évaluer les pertes déjà enregistrées par les entreprises européennes en raison des législation extraterritoriales américaines. « Il s’agit là d’une demande de plus en plus souvent formulée par les milieux politiques et les entreprises, reprise récemment par le European Council on Foreign Relations (ECFR) » soulignent les auteurs.
Autre mesure de protection : sortir de la dépendance au dollar, « l’atout principal des sanctions américaines » car sa simple utilisation est invoquée par la justice américaine pour se saisir d’un dossier. Ce souhait avait déjà été exprimé par la Commission Junker au moment du retrait des Etats-Unis de l’accord sur le nucléaire iranien, il a été réitéré par celle de Van der Layen. « L’euro n’est utilisé par l’Europe elle-même comme monnaie de facturation que pour moins de 50 % de ses importations », souligne la note. La marge de progrès est donc considérable et les pistes pour y parvenir existent, la note les rappellent : elles vont jusqu’à imaginer la création d’un système de messagerie propre à l’Europe pour sortir de Swift.
Autre proposition : inverser le règlement de blocage, (CE) 2271/96 du 22 novembre 1996 qui interdit aux entreprises européennes de se plier aux exigences extraterritoriales de pays étrangers au risque de perdre des accès aux marchés. Il s’agirait « de supprimer cette obligation et d’inverser la logique du règlement en faisant porter les interdictions sur les pays émetteurs des sanctions et, par conséquent, d’interdire aux autorités étrangères de solliciter des entreprises européennes une quelconque information sur leurs activités en relation avec les sanctions ». La note donne le détail de plusieurs dispositions juridiques qui pourraient être prises dans ce but.
Enfin, il est proposé de créer un fonds d’indemnisation des entreprises et citoyens européens pénalisés qui en feraient la demande. « Cette indemnisation serait également ouverte à tous les responsables et salariés des sociétés concernées, notamment ceux inscrits sur la liste américaine SDN (Specially Designated Nationals and Blocked persons) ».
Arsenal offensif de contre-mesures
La catégorie de mesure offensive est clairement citée comme pouvant être utilisée dans le cas du différents qui oppose les Etats-Unis et l’Union européenne sur le projet de gazoduc russo-européen Nord Stream 2, les premiers exigeant l’arrêt pur est simple des travaux et menaçant de sanctions les entreprises impliquées. « Le caractère unilatéral de cette décision et son impact sur les intérêts économiques non seulement allemands mais aussi d’autres États membres est à compter parmi les raisons du regain d’attention pour le sujet à Bruxelles, succédant aux sanctions américaines qui avaient accompagné la sortie par Donald Trump de l’accord JCPOA sur l’Iran » souligne la note de l’Institut Jacques Delors.
La note propose que l’Union européenne commence par appliquer les dispositifs qui existent déjà dans le cadre des accords OMC (ce dont ne se privent pas les Etats-Unis) ou dans l’arsenal législatif et réglementaire européen. « La gamme est large : restrictions d’accès au marché (retraits de concessions tarifaires pour les biens, fermetures pour les services, voire suspension de propriété intellectuelle), interdiction de concourir aux marchés publics, réduction des quotas d’importations, etc… ».
Et « à titre préliminaire, l’Union devrait envisager une plainte immédiate à l’OMC appliquée au cas particulier de Nord Stream 2 avec l’objectif de renouveler l’opération qu’elle conduisit avec succès en 1996 contre les législations Helms/Burton et d’Amato/ Kennedy et qui aboutit à la négociation d’exceptions (waivers) avec Washington ».
Parmi les autres mesures de rétorsion, plusieurs visent des sanctions à l’encontre des pays auteurs de sanctions extraterritoriales à l’encontre des intérêts européens : interdiction d’entrée « sur le territoire européen aux décideurs à l’origine de sanctions extraterritoriales pénalisant les entreprises ou particuliers européens », plus de « participation aux émissions d’emprunts de la banque centrale européenne et des banques centrales nationales » pour les établissements ayant rompu avec des pays sous sanctions américaines contestées par l’UE, interdiction de « participation aux appels d’offres publics européens et nationaux ».
Même chose pour le « Passeport financier » : « le droit d’exercer une activité bancaire sur le territoire européen est subordonné au respect de la législation européenne », une banque étrangère s’exposerait à se le faire retirer en cas d’application de sanctions extraterritoriales.
Les auteurs de la note sont conscients que se doter d’un tel arsenal n’est pas gagné d’avance et nécessitera de franchir de nombreux obstacles, y compris politiques, entre le Conseil, le Parlement, la Commission et les Etats membres. Mais « la mise au point d’un arsenal de mesures complètes et bien articulées, de nature à empêcher ou à limiter les dommages pour les Européens de sanctions extraterritoriales américaines susceptibles elles-mêmes d’inspirer d’autres puissances, constitue probablement le premier vrai test opérationnel du nouveau discours sur l’autonomie stratégique ».
Ils apportent une pierre à un débat qui n’a cessé de grandir ces dernières années, avec la multiplication des cas d’application des législations punitives et extraterritoriales américaines. La volonté d’autonomie stratégique de l’Union européenne, qui a gagné en vigueur avec les problèmes d’approvisionnement durant la pandémie -masques, et aujourd’hui vaccins, composants électroniques…-, créée un contexte favorable pour avancer vers une réponse plus conséquente.
Christine Gilguy
*La note de l’Institut Jacques Delors est téléchargeable sur le site du think Tank : cliquez ICI.