Huit mois de travail et l’audition de plus de 100 interlocuteurs auront été nécessaires au groupe de travail de Paris Europlace co-animé par Béatrice Collot, directrice de la Banque postale Leasing & Factoring et Philippe Henry, directeur général de Dewenson Partners et Senior Advisor de Paris Europlace, pour rédiger le rapport « Accélérer la digitalisation des activités de financement du commerce international ». Cette feuille de route, qui comprend neuf recommandations, dont un projet de Loi Document transférable électronique (DTE), vise à faire basculer le trade finance français dans l’ère du 100 % numérique et en finir avec les nombreux documents papiers qu’il nécessite encore. Très soutenue par le comité français de la Chambre de commerce internationale, ICC France, elle a été remise le 29 juin aux trois ministres commanditaires, soit Bruno Le Maire (Economie, finances, souveraineté industrielle et numérique), Eric Dupond-Moretti, (Garde des sceaux, Justice), et Olivier Becht (Commerce extérieur, attractivité, Français de l’étranger).
Dans cet entretien exclusif, nous revenons avec Béatrice Collot et Philippe Henry sur les principaux enjeux de ce dossier pour le commerce extérieur français.
Le Moci. Pour quelle raison la recommandation phare de votre groupe de travail est-elle de réformer le droit français grâce à une loi inspirée d’une loi-cadre de l’ONU et dont le projet est en annexe de votre rapport ?
Béatrice Collot. Le droit français n’est pas le seul concerné, cette nécessité de réforme concerne beaucoup d’autres juridictions. Concernant la France, beaucoup d’efforts ont été faits en matière de digitalisation, mais jusqu’à présent, ils ont concerné surtout les contrats qui peuvent par exemple être signés électroniquement, et certains autres documents. Mais les documents transférables qui nous intéressent, comme le connaissement maritime, les lettres de change ou les billets à ordre, ne sont pas couverts par le code civil, ou le code des transports.
Nous nous trouvions, en quelque sorte, dans un no man’s land juridique qui explique pourquoi les établissements bancaires et d’autres acteurs du trade finance ont donc continué à réclamer des documents papier, les seuls à avoir une vraie valeur juridique.
Des travaux ont été menés par une sous-section de l’ONU, la CNUDCI*, qui est parvenue à définir les critères acceptables pour faire circuler ces titres transférables par voie électronique. Cela a donné en 2017 la loi-type de la CNUDCI sur les documents transférables électroniques, qui offre un modèle de cadre juridique que les États qui le décident peuvent transposer dans leurs droits nationaux.
La France ne l’a pas encore fait : l’un des enjeux de notre groupe de travail était donc de déterminer la meilleure manière d’y parvenir. L’option retenue a été une loi autonome, la loi DTE (Document transférables électroniques), dont un projet complet est proposé en annexe du rapport.
Philippe Henry. Les documents transférables sont particuliers car ils incorporent un droit de telle sorte que l’exercice ou le transfert de ce droit ne puisse être effectué indépendamment du document. Ils sont transférés de main en main tout au long du processus de transport des marchandises.
Pour qu’ils puissent être numérisés et transmis par voie électronique tout en gardant la même valeur juridique, les mots clés sont : possession, équivalence entre électronique et papier, intégrité du titre électronique et contrôle du titre électronique. Il y a une notion très importante -que nous indiquons dans le rapport- c’est l’e-Identity, l’identité électronique. Celle-ci fait l’objet d’une directive européenne, la directive eIDAS, sur laquelle on pourra s’appuyer en pratique pour la mise en œuvre du DTE. Cela montre que nous avons cherché à intégrer les outils et pratiques existantes pour avancer.
Plus de détails sur le rapport, lire sur notre site : Digitaliser le financement du commerce international : le rapport Collot-Henry remis au gouvernement
« Plusieurs de nos recommandations pourraient être reprises dans le plan export »
Le Moci. Vous avez remis votre rapport le 29 juin aux trois ministres de la Justice, de l’Economie et des finances et du Commerce extérieur : quel a été leur accueil ? Vous ont-ils prêté une oreille attentive ?
Philippe Henry. Nous sommes particulièrement heureux de l’enthousiasme soulevé, au sein des différents groupes de travail, par la rédaction de ce rapport. C’est un travail collectif qui a mobilisé de nombreux acteurs privés et publiques du commerce international. L’accueil des différents ministères a été à la hauteur de l’enjeu. Grâce à l’impulsion donnée par ces ministres, nous avons bénéficié d’une vision extraordinairement positive de la sphère publique.
Il est vrai que les sujets du soutien à l’exportation ou de la réindustrialisation du pays constituent des priorités pour le gouvernement et une meilleure fluidité dans les processus de trade documentaire ne peut qu’appuyer ces objectifs. En cinq mois, nous avons pu mettre au point une proposition de loi qui a été validée par des juristes de banques, des juristes d’entreprises et par la Chancellerie. Ce projet de loi devrait être présenté à la session d’automne du Parlement, nous l’espérons.
J’ajoute que plusieurs de nos recommandations pourraient être reprises dans le plan export que le gouvernement doit présenter dans quelques semaines. Cela serait un important effet de levier.
« Il y a un effort à faire, en France, pour coordonner les sujets de Trade Finance »
Béatrice Collot. Un des constats que nous avons fait au départ de nos travaux est le manque d’intérêt et de compréhension du trade finance et de son écosystème: ce à quoi il sert. Or, c’est un outil de financement de l’économie réelle, parce qu’il facilite les importations et les exportations des grandes entreprises comme des PME.
C’est la raison pour laquelle au sein du groupe de travail, nous nous sommes dotés d’un sous-groupes advocacy (plaidoyer) et que nous avons passé du temps à fédérer tous les écosystèmes qui interviennent dans les transactions de commerce international et qui jusqu’à présent communiquaient peu entre eux : les banques, les entreprises, les négociants de matières premières, mais aussi les transporteurs, les logisticiens, les douanes, les ports, la Chambre de commerce internationale (ICC), les chambres de commerce – qui émettent certains certificats.…
De ce fait, nos travaux ont touché une large audience et nous avons été d’autant plus convaincus qu’il y a un réel effort à faire en France pour coordonner les sujets de trade finance dans les associations professionnelles ainsi qu’au niveau du gouvernement. A Bercy, par exemple, ce sujet relève de deux ou trois sous directions du ministère. La place de Paris est très bien organisée sur les sujets d’export finance à moyen et long terme (souvent au bénéfice des grandes entreprises) et perçus comme stratégiques, un peu moins bien sur les sujets de trade finance (court terme mais qui concernent toutes tailles d’entreprises et en particulier les PME).
Philippe Henry. Dans le rapport, nous recommandons d’ailleurs la création, au sein de la sphère publique d’une sorte de « guichet unique » du trade finance, comme il en existe un pour l’export finance. Ce guichet se chargerait de couvrir les aspects règlementaires, juridiques, organisationnels et technologique. Et il nous aiderait à porter à Bruxelles et à l’international les thèmes multilatéraux.
Pour prendre l’exemple de la « Trade Tech », une des raisons pour lesquelles la digitalisation du trade finance est très en retard par rapport à ce que j’ai pu constater au cours de ma carrière dans les marchés financiers, c’est l’existence de multiples acteurs intervenant dans la supply chain. Chacun digitalise sa partie, mais comme tout cela n’est pas très cohérent et coordonné, les entreprises et les banques ont l’impression que rien ne change et continuent à travailler avec du papier.
Le Moci. Le Parlement britannique est en train de travailler sur un projet de loi transposant la loi type de la Cnudci.
Philippe Henry. Nos amis britanniques ont un peu d’avance quant à la transposition de la Loi Type dans leur droit. .. Mais si tout va bien, comme nous vous l’avons indiqué, un projet de loi DTE pourra être soumis au Parlement français cet automne à peu près en même temps.
« Nous recommandons d’intéresser les entreprises de la Tech aux cas d’usage du Trade Finance »
Le Moci. Vous recommandez justement dans le rapport de fédérer et soutenir la « Trade Tech » française. Mais elle n’a pas brillé jusqu’à présent par sa cohésion, même au niveau européen, chacun développant des solutions sur un bout de la chaine ou même des plateformes fermées. Comment comptez-vous vous y prendre pour fédérer tout ça ?
Béatrice Collot. Il est clair qu’aujourd’hui, la plateforme qui permettrait de traiter de manière digitale de bout en bout une opération de trade n’existe pas. C’est pourquoi nous recommandons d’intéresser les entreprises de la Tech aux cas d’usage du trade finance, afin de faire émerger des solutions technologiques qui soient compatibles avec les systèmes existants des banques et des entreprises.
Je crois plus à une approche modulaire ou des nouvelles briques de solutions pourront s’intégrer dans l’écosystème existant. La piste que nous privilégions dans le rapport, sans être dogmatique, est une solution de coffre-fort électronique ou de registre, avec un mode de fonctionnement similaire au système de PDP (Plateforme de dématérialisation partenaire) mis en place par l’Etat pour développer la facture électronique.
Le Moci. Un système qui permettrait aux acteurs existants de continuer à travailler sur leur segment, avec leur solution ?
Philippe Henry. C’est tout à fait ça : en favorisant l’interopérabilité des plateformes, on respecte la création et l’innovation et on permet aux acteurs de simplifier leurs échanges d’information. Je vous invite à consulter le mapping de la Trade Tech que nous avons réalisé dans le rapport. Il est très éclairant sur la richesse de cet écosystème, mais aussi sa dispersion et son besoin de support capitalistique.
Les entreprises « ont besoin d’être certaines que les plateformes seront interopérables»
Le Moci. Et la normalisation des informations ?
Philippe Henry. Une fois qu’on a harmonisé légalement les grands droits internationaux américains, allemands, anglais, français qui servent de cadre à 90 % du trade finance, plusieurs étapes sont à franchir. L’une d’elles est en effet de définir des normes internationales pour échanger l’information. Dans ce domaine, on constate que des progrès sont en cours. On peut citer le projet de connaissement électronique (Electronic Bill of Lading) mené par un consortium associant l’ICC, DCSA, Bimco, FIATA, et Swift, qui va définir la gouvernance de ce message type.
Deuxième étape importante : créer une structure d’accréditation des plateformes habilitées à numériser les documents transférables. Elle doit permettre de garantir aux utilisateurs de ces plateformes qu’elles sont interopérables avec d’autres plateformes accréditées, quel que soit l’originateur de la plateforme. Nous nous inspirons de ce qui a été réalisé avec la directive PSD2 qui a permis le développement de l’open banking. Elle a favorisé une meilleure coordination entre les banques, les startups, les experts du cloud du software et de la sécurité. Nous préconisons la mise en œuvre d’une directive européenne « Open trade » qui fonctionnerait sur le même modèle et gouvernerait l’échange, le stockage sécurisé et la traçabilité des très nombreuses données numériques qui s’échangent entre acteurs de la supply chain.
Les entreprises sont demandeuses de digitalisation de leurs opérations de trade, mais elles ont besoin d’être certaines que les plateformes seront interopérables et de comprendre comment marchera concrètement le nouveau système.
Béatrice Collot. Les entreprises de la French Tech sont assez peu présentes dans le domaine du commerce international : il faut les intéresser aux cas d’usage en leur présentant les opportunités et des exemples concrets de besoins. Nous avons aussi soulevé dans notre rapport le problème de l’insuffisance de la formation de haut niveau au trade finance en France. C’est une situation à améliorer, notamment en lien avec les écoles de commerce et d’ingénieurs, en proposant des cursus standards à intégrer dans les formations au même titre que la finance de marché et des masters spécialisés, par exemple.
« Nous allons pouvoir passer à une phase concrète de mise en œuvre dès la rentrée »
Le Moci. Comment concrètement fédérer les acteurs de la Trade Tech autour de ces questions de Trade Finance ? En passant par la French Tech, par exemple ?
Béatrice Collot. Nous pensons que plusieurs grandes institutions ont un rôle à jouer dans ce domaine, par exemple Bpifrance, qui fédère pas mal d’acteurs à travers son écosystème et ses évènements, et qui est actif et reconnu dans la Tech. Il est certain qu’il va falloir continuer à mobiliser tous les dispositifs gouvernementaux, entre autres, pour y parvenir. Nous réfléchirons durant l’été à la meilleure manière de coordonner ces initiatives.
Philippe Henry. Ce qui est certain, c’est que maintenant que le rapport existe et a été officiellement remis aux ministres, nous allons pouvoir passer à une phase concrète de mise en œuvre dès la rentrée. Nous avons auditionné beaucoup de monde durant nos travaux, beaucoup attendaient la sortie officielle du rapport et de ses recommandations afin d’évaluer les taches à réaliser. Dans notre rapport, et de façon non exhaustive, nous avons cherché à préciser les organismes publics, les associations professionnelles et les acteurs privés qui devront se mobiliser pour exécuter chacune des neuf recommandations que nous formulons.
Au niveau européen, « le cheval de bataille, c’est notre idée de directive Open Trade »
Le Moci. Concrètement, quelle va être la prochaine étape pour vous ?
Philippe Henry. Nous allons, avec le soutien de la Place financière de Paris, pousser pour la loi DTE et la construction des trois briques essentielles que nous venons d’évoquer : l’élaboration de normes internationales, la structure d’accréditation et le développement de plateformes de Trade ouvertes.
Nous allons créer une commission dédiée au commerce internationale au sein de Paris Europlace et monter un groupe de travail dans lequel tout le monde sera convié en septembre : Medef, CEPME, la FBF, ICC France, CCI France International, France innovation, France stratégie, France Invest etc. Son objectif sera de plancher sur les modalités concrètes de mise en œuvre des recommandations du rapport.
Béatrice Collot. Avec Philippe, nous sommes bien conscients qu’il faut également déployer nos efforts au niveau européen et que cela passe par des actions de lobbying à Bruxelles mais également au sein du G7 et du G20. Le cheval de bataille, c’est notre idée de directive « Open Trade » qui viserait à fédérer d’autres États européens autour d’un même projet de digitalisation du trade finance. Toutes les problématiques soulevées par le rapport ne sont pas concernées, par exemple la formation au trade, spécifique à la France. Mais tous les sujets qui traitent de la digitalisation et de la Trade Tech sont transfrontières. Nous estimons, notamment, que les organismes qui vont certifier les plateformes qui seront habilitées à digitaliser les documents transférables devront être définis au niveau européen.
Christine Gilguy
*CNUDCI : Commission des Nations unies pour le droit commercial international.