PME industrielle et familiale basée à Argenteuil, dans la banlieue parisienne, Ervor est le seul fabricant français de compresseurs d’air ayant résisté aux bouleversements de la mondialisation depuis sa création en 1945. Un de ses leviers de croissance a été de se repositionner complètement sur un marché de plus en plus concurrentiel, notamment vers l’export, qui génère aujourd’hui 90 % de son chiffre d’affaires. Comment ? Son directeur général Laurent Vronski répond en exclusivité aux questions du Moci.
Le Moci. Ervor a été créée en 1945 et est aujourd’hui le seul concepteur et fabricant de compresseurs d’air sur le territoire français. Comment expliquez-vous cette résilience ?
Laurent Vronski. C’est le fruit d’une stratégie mise en place dans les années 80-90, lors d’une grave crise industrielle. Notre entreprise faisait à peu près 90 % de produits standards et 90 % de ses ventes en France. Le fait de faire des produits standard n’est pas un problème sauf si vous n’avez pas la taille critique, d’une part, et si vous n’êtes pas dans une zone à bas coût. Nous n’avions ni l’un, ni l’autre. Mon rôle a été de réfléchir à un repositionnement pour assurer la pérennité de l’entreprise. Et la stratégie a été de la faire pivoter sur deux axes : le premier est le terrain de jeu, nous sommes passé du national à l’international ; j’avais passé huit ans aux Etats-Unis, l’international était pour moi une évidence. Le deuxième axe est le mixe produit : sortir du produit standard, aller vers du sur mesure à 100 %. Cela n’a pas été facile : nous avons fermé nos 4 agences sur le territoire.
Nous avons donc complètement repositionné Ervor sur des marchés nouveaux et sur de nouveaux produits.
« Quand on reconstruit une clientèle, on n’est pas sur 5 ans, on est sur 10-15 ans »
Le Moci. Le tournant à l’export a-t-il été facile à opérer ? Comment avez-vous procédé pour vous faire connaître à l’international ?
Laurent Vronski. C’est très simple. Avant nous ne répondions pas à certains appels d’offres car ils étaient à l’export, nous avons commencé à y répondre et décroché nos premiers contrats. Le fait d’être aussi à l’aise en anglais qu’en français a été un atout. Cela paraît étonnant mais lorsque vous faites le panorama des chefs d’entreprises français parlant l’anglais, il n’y en a pas tant que ça. Or, lorsque vous allez sur les salons internationaux pour trouver des clients et que vous ne parlez pas anglais, que vous êtes obligé d’avoir constamment quelqu’un qui traduit, ce n’est pas la même chose que lorsque vous pouvez discuter en direct avec les interlocuteurs internationaux. Cela vous donne une crédibilité supplémentaire. Quand on vend des biens d’équipement à des prix à six chiffres, censés durer au moins vingt ans, votre client a besoin de gage de pérennité.
Donc on a commencé à gagner des appels d’offres, on s’est servi du premier comme référence pour le suivant, et ainsi de suite. Après, c’est le bouche-à-oreille.
Le Moci. Le premier appel d’offre remporté qui fait référence dans ce pivotage vers l’export ?
Laurent Vronski. C’était il y a 31 ans ! Difficile de m’en souvenir d’autant que nous avons jeté beaucoup de filets en même temps. Quand nous avons arrêté les produits standards, c’était un vrai pari industriel et ça a été un travail de longue haleine. Et c’est d’ailleurs pour cela que je me suis toujours opposé à l’entrée de fonds dans notre capital. Pourquoi ? Parce que nous ne sommes pas sur le même temps. Quand on reconstruit une clientèle, on n’est pas sur 5 ans, on est sur 10-15 ans. Vous ne pouvez pas aller vendre des compresseurs au fin fond du Mexique, en Asie ou ailleurs du jour au lendemain, cela ne marche pas comme ça. Si on avait eu un fond, je ne suis pas sûr que j’aurais été là aujourd’hui, on m’aurait remercié au bout de cinq ans !
Or aujourd’hui, je suis quasiment sûr que nous avons aujourd’hui le book le plus important dans le domaine des centrales électrique, avec plus de 600 sites équipés dans le monde. Et ça, c’est quelque chose qui se construit sur le temps moyen et long.
« Bien avant M. Montebourg, j’ai mis des petits drapeaux français sur nos compresseurs »
Le Moci. Pas de contrat marquant donc ?
Laurent Vronski. Pour revenir à votre question, je suis un Européen convaincu mais j’ai vraiment beaucoup de plaisir à gagner des contrats au nez et à la barbe de nos concurrents allemands – on en compte une vingtaine – car ils ont toujours un regard condescendant et réducteur à l’égard des industriels français, ce qui a le don de m’irriter. Cela nous est arrivé, cela nous arrive encore, et j’en tire un plaisir très particulier !
Une anecdote me revient en mémoire. Bien avant M. Montebourg, j’ai mis des petits drapeaux français sur nos compresseurs, pas par nationalisme mais par patriotisme, comme le font les Allemands. Un jour, sur le grand salon du ferroviaire Innotrans, à Berlin, où nous exposions une machine assez spectaculaire, j’aperçois un visiteur allemand faisant le tour du salon avec deux ou trois personnes. Il voit notre machine, s’en approche sans saluer personne, tapote dessus et glisse en anglais aux autres visiteurs : « Vous voyez, nous en Allemagne, on sait fabriquer des machines ». Je me suis immédiatement approché, j’ai moi aussi tapoté sur la machine en disant : « Nous aussi en France, on sait fabriquer des machines ».
Cette anecdote résume tout. Être un industriel français par rapport à un industriel allemand, ce n’est pas toujours facile. C’est beaucoup plus facile quand on fait de la haute couture ou du parfum.
« Pour éviter les contrariétés, nous ne travaillons pas en Chine »
Le Moci. Quels sont les marchés et les secteurs qui vous portent actuellement ?
Laurent Vronski. Nous suivons les dynamiques économiques. A grands traits, la réponse est à deux dimensions. Il y a des secteurs géographiques qui sont plus en croissance que d’autres et des secteurs technologiques également plus porteurs que d’autres.
Un exemple : le gaz-pétrole, jusqu’au Covid, a été victime d’un effondrement des activités d’exploration. Puis il y a eu des pénuries, la remontée fulgurante des cours du baril, et de nouveau une vague d’investissements. Également tout ce qui concerne le traitement des eaux marche bien. Enfin, troisième secteur porteur, tout ce qui concerne la transition énergétique car les compresseurs d’air sont une source d’énergie propre.
Concernant les zones géographiques, les Etats-Unis sont un marché porteur en comparaison de la France. On a aussi des pays qui ont d’énormes besoins mais sont en crise comme en Amérique du Sud, notamment l’Argentine. Les pays du Golfe sont en revanche porteurs et nous avons aussi des opportunités en Afrique et en Asie. Il faut jouer à la fois sur la dimension géographique et la dimension sectorielle. Il y a une seule zone où on ne vend pas, c’est la Chine.
Le Moci. Pour quelle raison ?
Laurent Vronski. Je n’ai aucune confiance. Je suis allé en Chine pour la première fois en 1996, avec un camarade de promotion qui y était installé et parlait couramment chinois. J’ai donc eu un accès privilégié. Or, quand vous traitez avec une société que vous ne connaissez pas et dont l’organisation est opaque, que vous ne savez pas notamment quel rôle l’Etat chinois y joue, mieux vaut décliner. Je suis convaincu de deux choses : un, il faut avoir confiance, et deux, lorsque vous êtes en Chine et que vous êtes un occidental, vous avez de toute façon perdu d’avance, demandez à Danone ce qu’il en pense. Donc pour éviter les contrariétés, nous ne travaillons pas en Chine.
« La prospection, nous la faisons à distance chacun dans notre bureau »
Le Moci. Vous n’avez aucune filiale à l’étranger. Quelle sont les méthodes que vous utilisez pour prospecter ?
Laurent Vronski. Le digital ! La prospection, nous la faisons à distance chacun dans notre bureau ! Surtout, qu’il faut bien comprendre que la relève est là, avec une génération « Covid » qui arrive tout juste aux affaires et qui est habituée à faire beaucoup de chose assis dans son fauteuil avec une souris. Il est très intéressant d’observer que certains salons emblématiques où nous avons l’habitude d’exposer son en perte de vitesse comme, par exemple, la Foire d’Hanovre, qui a été longtemps la référence industrielle. Nous y allons tous les deux ans, lorsqu’a lieu la section spécialement dédiée à l’air comprimé. La dernière fois, c’était en 2023 : 30 % de l’espace était libre, je n’avais jamais vu ça, et dans la partie qui nous était consacrée, le hall était beaucoup plus petit et, là encore, avec 30 à 40 % d’espace libre.
C’est le signe qu’un changement de pratique est en train de se produire. Beaucoup utilisent désormais les outils du digital. Nous, nous avons traité de grosses affaires de cette manière, à distance, et je ne saurais pas vous dire si mon interlocuteur était blond ou brun !
Le Moci. Concrètement, cela se passe comment ?
Laurent Vronski. On vous envoie un cahier des charges en format digital, nous organisons des réunions techniques à distance et faisons des propositions. Une fois que nous sommes d’accord sur le cahier des charges et le prix, on construit la machine. Le client peut déléguer localement le contrôle, et après déléguer le transport. Vous n’avez plus besoin d’être physiquement présent. Pour ma part je continue à aller dans des salons car j’aime bien voir les gens et les produits. Mais, comme c’est le cas à la foire d’Hanovre, je constate un certain vieillissement des interlocuteurs sur les stands, sauf dans les deux ou trois halls dédiés aux nouvelles technologies.
Le digital offre des perspectives extraordinaires. En comparaison, gérer des filiales, c’est pour moi une punition. C’est coûteux et au moindre problème, il faut prendre l’avion pour aller voir ce qu’il se passe. Avant le développement des outils digitaux, la nécessité d’avoir des implantations à l’étranger était une vraie barrière à l’entrée de nombreux marché étrangers pour les PME.
« Nous bénéficions soit du bouche-à-oreille, soit des références déjà accumulées »
Le Moci. Cela signifie-t-il que vous pouvez, par exemple, répondre à des appels d’offres sans jamais vous déplacer dans le pays où est localisé le donneur d’ordre ?
Laurent Vronski. Tout à fait. En revanche, bien sûr, lorsqu’on fait de l’assistance à la mise en route, on envoie une équipe sur place. Cela dit, le digital est l’un des outils. Si nous l’utilisons avec succès, c’est aussi parce que nous sommes reconnus comme crédibles et légitimes pour le faire. Dans ce domaine, nous bénéficions soit du bouche-à-oreille, soit des références déjà accumulées qui inspire confiance au client.
Le Moci. Quand vous avez un nouveau prospect via les outils digitaux, quelqu’un avec qui vous n’avez jamais travaillé, comment le qualifiez-vous pour prendre votre décision ?
Laurent Vronski. C’est l’un de nos savoir-faire. Je ne vous en dirai pas plus.
« J’ai mis en place des systèmes pour dérisquer l’entreprise »
Le Moci. Vous exportez à peu près partout, y compris dans des pays qui ont une mauvaise cote en termes de risques pays. Quel(s) outils utilisez-vous pour réduire vos risques d’impayés ?
Laurent Vronski. Un seul, l’assurance-crédit, depuis plus de trente ans. Un choix que nous avons du faire très tôt car il était impensable que nous fassions du crédit client à des interlocuteurs qui étaient à 10 000 km ! Nous ne sommes pas un banquier.
J’ai une casquette associative en tant que secrétaire général de Croissance Plus, une association professionnelle qui a vocation à faire des propositions aux pouvoirs publics pour favoriser le développement économique des entreprises de croissance. Je suis toujours étonné de voir le faible pourcentage de chefs d’entreprises, souvent en dessous de 5 %, qui savent ce que c’est que l’assurance-crédit. C’est un super outil car, évidemment ce n’est pas gratuit, mais dans notre raison sociale il y a marqué « compresseurs Ervor », pas « banque Ervor ». Quand on est une PME, on ne peut se permettre de prendre des risques financiers déraisonnables. Et nous suivons à la lettre les garanties de l’assureur-crédit.
Le seul chiffre que je peux vous citer c’est notre taux d’impayé : zéro.
Le Moci. Et dans les cas où l’assureur-crédit ne suit pas, c’est paiement d’avance ?
Laurent Vronski. Si l’assureur-crédit nous donne zéro garantie, ce qui arrive de temps en temps, nous demandons effectivement au client un paiement d’avance. Et s’il refuse, nous ne vendons pas.
Le Moci. Et le risque de change ? Vous demandez systématiquement des paiements en euros ?
Laurent Vronski. Oui. Nous avons la chance d’être dans un pays qui fait partie du système « euro », ce serait sans doute plus compliqué si l’on était au Danemark, avec une couronne danoise peu répandue. Là encore, nous ne sommes pas des cambistes, nous demandons à être payés en euros. Et si le client ne veut pas, on ne fait pas la vente. Même en dollar, vous avez un risque de change que nous ne voulons pas gérer.
J’ai mis en place des systèmes pour dérisquer l’entreprise sur toutes les prestations et les métiers qui ne sont pas le sien. On prend déjà suffisamment de risques techniques avec les machines.
« Le protectionnisme, ce n’est pas la même chose que la souveraineté économique »
Le Moci. Vous aimez dire que vous avez traversé sept crises systémiques depuis La Covid-19, dont sis avant. Mais votre seule crainte, c’est le protectionnisme. Pourquoi ?
Laurent Vronski. Quand je dis que j’ai traversé 13 crises (dont 6 avant le Covid-19), ce n’est pas par arrogance. Je pense vraiment qu’il y a une espèce d’accoutumance aux mauvaises nouvelles et les marchés réagissent de façon moins brutale que par le passé. Regardez comment tout le monde s’est confiné durant la pandémie, et nous sommes tous là aujourd’hui. Depuis le Covid, on voit de grands penseurs qui dénoncent les méfaits de la mondialisation, c’est très idéologique, c’est très politique. Mais globalement, mon sentiment est qu’elle a apporté plus de bénéfices que de coûts, même si nous ne sommes pas dans un monde parfait.
Ervor est un pur produit de la mondialisation. Si nous n’avions pas pu vendre librement nos produits aux quatre coins du monde à la fin des années 80, nous n’aurions jamais pu résister. Ce qui est frustrant, c’est de voir que les mêmes erreurs du passé se répètent : entre les deux grandes guerres, il y a eu la montée du protectionnisme et cela n’a pas rendu les pays impliqués plus riches, bien au contraire. Regardez l’escalade entre l’Union européenne et la Chine : la première taxe les voitures chinoises, la seconde rétorque immédiatement en taxant le cognac et d’autres produits comme le porc et le lait.
Le protectionnisme, ce n’est pas la même chose que la souveraineté économique. Le discours sur la souveraineté économique a été lancé par Croissance plus durant le Covid. J’avais initié un groupe de travail sur ce thème car j’avais été choqué par la pénurie de masques et la concurrence effrénée pour s’en procurer jusque sur les tarmacs des aéroports. J’ai vu la débandade industrielle et j’ai d’ailleurs fait partie du consortium qui s’est créé pour produire des respirateurs.
Pourquoi cette notion de souveraineté est importante ? Si vous avez un match de football avec un arbitre qui s’assure que les règles sont respectées par les deux équipes, ce n’est pas du protectionnisme, c’est s’assurer que les règles sont équitables. Quand les entreprises chinoises font venir en Europe des tas de produits qui ne répondent pas aux critères CEE parce que ces acteurs ont fait de l’auto-certification et de l’auto-marquage, dans un entrepôt au Havre avec la complicité de certains, s’y opposer n’est pas être protectionniste, cela touche au respect des règles. Je le pense comme je le dis, les Chinois sont les champions du monde de la tricherie !
En revanche, si on veut taxer les produits chinois parce qu’ils ont dix ans d’avance technologique, comme les véhicules électriques, cela ressemble plus à du protectionnisme. Le fait est que l’Union européenne a été frappée d’angélisme pendant des années, notamment sur le poids de l’Etat et de ses subventions dans l’économie chinoise, alors que les règles de l’OMC lui auraient permis d’agir plus tôt.
La souveraineté est une chose, le protectionnisme en est une autre. Si vous bloquez les importations, on vous bloquera vos exportations. Le protectionnisme est un jeu où tout le monde est perdant. Et nous, si on n’exporte plus, on n’existe plus. C’est en cela que je suis inquiet de la montée du protectionnisme.
Propos recueillis par
Christine Gilguy