Fonroche Lighting a inauguré le 4 juillet à Sainte Colombe-en-Bruilhois, dans le Lot-et-Garonne, son nouveau siège et site de production. Un investissement de 17 millions d’euros, financé essentiellement par de la dette, aura été nécessaire pour se doter de ce complexe de 4 hectares dédié à sa technologie d’éclairage solaire, et regroupant son nouvel outil de production, un centre de R&D, des laboratoires et démonstrateurs technologiques, ainsi qu’une unité de formation spécialisée. Pour cette ancienne PME devenue une ETI – elle devrait approcher les 100 millions d’euros de chiffre d’affaires en 2023, dont près de 80 % à l’export, pour un effectif de 200 personnes-, c’est aussi se mettre à l’échelle le la croissance de son marché et de sa stature de leader mondial de son secteur. Dans l’entretien exclusif qu’il nous a accordé, Laurent Lubrano, P-dg de Fonroche Lighting, revient sur les enjeux de cet investissement, les ambitions du groupe et sa vision de la décarbonation de l’industrie.
« Changer notre monde de l’éclairage public ! »
Le Moci. Vous venez d’investir 17 millions d’euros dans un nouveau complexe à côté de votre ancienne usine près d’Agen. Quelle est votre ambition avec ce nouveau complexe ?

Laurent Lubrano. Changer notre monde de l’éclairage public ! Il faut se rappeler qu’historiquement, si on s’est mis à éclairer les lieux publics, – rues, routes, ronds-points, parkings, etc.- c’est pour des raisons d’abord de sécurité civile. Puis sont venues les préoccupations de sécurité routière, de vie sociale et de vie économique. Ce qui nous paraissait à nous évident dans les pays industrialisés l’est moins aujourd’hui parce qu’on se met à éteindre pour des raisons de disponibilités et de coûts. Ces derniers sont devenus imprévisibles : si vous réunissez autour d’une table 5 experts de l’énergie, chacun vous livrera une réponse différente sur ce que coûtera le kilowattheure dans 5 ans ou 10 ans.
Dans le même temps, dans de nombreux pays en voie de développement, en Afrique, en Asie ou en Amérique du Sud, à peine 10 % des citoyens, voire moins, ont la lumière dans la rue : ils n’ont pas cette sécurité civile, cette sécurité routière, cette vie sociale et cette vie économique possible à la tombée de la nuit. Nous le voyons au quotidien.
Ce que nous disons aujourd’hui, c’est que la solution à cette situation, c’est l’éclairage solaire. C’est une technologie mature car on a débogué de manière certaine les sujets fondamentaux d’usage dans l’éclairage public. Premièrement, cela éclaire aussi puissamment que l’éclairage réseau. Deuxièmement, on obtient des taux de disponibilité à 100 % lorsqu’on fait sérieusement ce métier, avec des études en amont et des solutions sur mesure tenant compte des ensoleillements spécifiques à chaque endroit que l’on veut éclairer. Troisièmement, les équipements sont très robustes : pas de maintenance ni changement de batterie avant 10 ans. Les batteries sont de plus en plus de longue durée avec de hauts degrés de performance.
Et enfin quatrièmement, ce qui est fondamental car cela change tout, c’est la compétitivité : l’investissement dans de l’éclairage solaire est moins cher que l’éclairage conventionnel, c’est prouvé scientifiquement, et c’est le moins risqué pour l’avenir car il vous libère de la dépendance à des sources d’énergie épuisables. Lorsqu’on fait des projections sur 30 ans, un éclairage public solaire s’évère rentable au bout de trois ou quatre ans.
« Répondre aux besoins non pas de manière générale mais de manière locale »
Le Moci. Vous vous êtes doté de ce nouveau complexe car vous étiez aussi un peu à l’étroit dans votre précédent site. Quelle est la capacité de production du nouvel outil de production ?

Laurent Lubrano. A date, on peut produire jusqu’à 300 000 systèmes par an, au lieu de 70 000 dans notre ancien site. Et on pourra l’augmenter assez facilement.
Au-delà de la production, ce qu’on a surtout mis dans ce nouveau site dédié à l’éclairage solaire, ce sont des capacités humaines pour la recherche & développement. Nous avons aujourd’hui 36 ingénieurs, nous pouvons en accueillir jusqu’à 50. Ce sont aussi des moyens supplémentaires, matériels et humains, dédiées aux tests. L’enjeu de l’éclairage solaire, c’est en effet sa capacité à répondre aux besoins non pas de manière générale mais de manière locale. On ne peut pas fournir le même éclairage solaire à Lille et à Marseille, à Santiago du Chili ou en Patagonie, dans le sud de l’Argentine. Il faut donc systématiquement tester nos systèmes dans les conditions climatiques spécifiques où ils vont vivre pendant 30 ans.
Le Moci. Comment, par exemple, anticipez-vous les problèmes de poussières qui risquent de recouvrir les panneaux solaires ?
Laurent Lubrano. Il y a des solutions. La base est, comme je viens de l’expliquer, de tenir compte de tous les paramètres et de toutes les contraintes locales propres au lieu de localisation du projet. Au Sénégal, par exemple, on a pris en compte ce problème de poussière au départ en jouant sur plusieurs aspects : le dimensionnement des panneaux et leur puissance maximale (watt-crête), que nous augmentons afin qu’ils soient opérant même si leur surface est en partie recouverte de poussière ; ensuite leur inclinaison, que l’on va mettre très au sud, pour que les déjections des oiseaux ne s’y agglomèrent pas ; le verre est autonettoyant dès la moindre humidité. Enfin, nous en tenons compte aussi dans les logiciels qui nous garantissent les autonomies.
« En 2023 on espère se rapprocher des 100 millions d’euros de chiffre d’affaires »
Le Moci. Le nouveau site prévoit aussi un pôle formation. Pour vos besoins propres ou pour vos clients ?

Laurent Lubrano. Nous grandissons assez vite et nous recrutons environ 40 personnes par an depuis 5-6 ans. Nous sommes d’ailleurs soumis aux mêmes contraintes que beaucoup d’autres entreprises marquées par des difficultés à recruter. Une partie de ce pôle est donc dédié aux nouveaux collaborateurs.
L’autre partie s’adresse davantage à des cibles externes à travers trois modules de formation. Un premier module d’une journée qui est une initiation aux bases du solaire, qui s’adresse plutôt aux élus, à des directeurs techniques de collectivités locales ou d’entreprises, industriels ou grandes surfaces de distribution. Un deuxième module, sur deux jours, s’adresse aux professionnels, bureau d’études, architectes urbanistes, responsables techniques qui ont déjà une base de connaissance mais veulent approfondir pour aller dans le détail. Et enfin un troisième module, également de deux jours, est consacré à l’installation/exploitation et s’adresse aux installateurs et aux gestionnaires de l’éclairage.
Le Moci. En dix ans, vous avez connu une expansion internationale très soutenue dans le solaire, notamment depuis le premier grand contrat d’éclairage public au Sénégal en 2018, puis le rachat de la société SolarOne aux Etats-Unis. Où en êtes-vous aujourd’hui de votre internationalisation ?
Laurent Lubrano. En 2023 on espère se rapprocher des 100 millions d’euros de chiffre d’affaires, pour un effectif groupe de 200 personnes, dont 140 à Agen et le reste se partageant entre nos filiales (Chili, États-Unis, Bénin, Sénégal), succursales en Europe, et commerciaux en home office. Il sera réalisé à 75 – 80 % à l’export, réparti sur une cinquantaine de pays. Avec deux grandes lignes de métiers qui se répartissent à peu près à 50-50 le chiffre d’affaires : ce qu’on appelle chez nous le « diffus », c’est-à-dire des petits et moyens de projets de 1 à 1000 lampadaires ; et les gros projets, comme ceux du Bénin et du Sénégal, qui atteignent plusieurs milliers d’unités.
Aux États-Unis, la croissance externe remonte à 3 à 4 ans : nous avons gardé le siège de la compagnie à Boston et on a ouvert un deuxième hub à Dallas, au Texas. Cela nous permet de rayonner sur deux grandes parties de ce pays qui est véritablement un continent.
Le Moci. Quelle est la répartition géographique de votre chiffre d’affaires ?
Laurent Lubrano. Aujourd’hui, l’Europe représente environ 35 %, l’Afrique 50 % et les Amériques du Nord et du Sud 15 à 20 %. Nous ne sommes pratiquement pas en Asie, sauf au Pakistan.
Le Moci. Pour quelle raison n’êtes-vous pas présent en Asie ?
Laurent Lubrano. La raison est simple : cela prend du temps de structurer une stratégie d’expansion géographique. Pour être compétitif, il faut former, suivre, accompagner à la fois commercialement, dans les bureaux d’études, dans la logistique, les réglementations douanières, etc. On ne démarre pas un pays ou un continent comme ça, en claquant des doigts. Donc, si nous ne sommes pas en Asie, ce n’est pas pour des raisons de pertinence, mais plutôt de manque de moyens pour démultiplier nos savoir-faire partout en même temps. Jusqu’à présent, pour accélérer notre expansion géographique, nous avons privilégié des marchés où nous avions une pertinence particulière ou des contacts prometteurs avec des partenaires potentiels, également sur le dynamisme de nos commerciaux. Nous avons fait des choix pragmatiques, à la fois de marchés et humains.
« Dans notre métier, les enjeux environnementaux sont fondamentaux »
Le Moci. La pression pour accélérer la décarbonisation de l’industrie augmente y compris à l’international. Où en êtes-vous chez Fonroche ? Avez-vous votre bilan carbone, une trajectoire de décarbonisation ?
Laurent Lubrano. Bien sûr, dès la conception de nos produits. Dans notre métier, les enjeux environnementaux sont fondamentaux. Nos produits sont écoconçus : dès la conception, nous intégrons dans notre cahier des charges des sujets d’efficacité, de compétitivité, de recyclabilité. Et nous utilisons des composants et des matériaux dont nous connaissons absolument tout le cycle de vie, comment ils seront éliminés ou valorisés. En avançant sur ces sujets de recyclage, que nous externalisons aujourd’hui, nous prévoyons, tout en grandissant, d’en intégrer une partie.
Deuxième aspect important : l’analyse de l’impact carbone de nos lampadaires solaires, par pays, tout au long de leur cycle de vie. Dans cette analyse, nous prenons en compte l’endroit où il est installé et les autres réseaux d’éclairage concurrents. En France, par exemple, face à un éclairage réseau majoritairement alimenté par une électricité d’origine nucléaire, assez décarbonée, l’empreinte carbone d’un lampadaire solaire est deux fois inférieure. Aux États-Unis, où l’électricité est beaucoup moins décarbonée, l’empreinte carbone va plutôt être 10 ou 15 fois inférieurs, de même en Afrique, selon les pays et les sources d’énergie.
Cet enjeu de décarbonation est au cœur de nos réflexions.
Le Moci. Ce sont des critères qui comptent de plus en plus dans les marchés que vous adressez, par exemple les appels d’offres internationaux ?
Laurent Lubrano. Oui, de plus en plus.
« Le moment viendra où il faudra arbitrer entre le Made in France et l’impact carbone »
Le Moci. Une question qui est plus ou moins lié à la précédente : c’est le Made in France. Quelle est la part d’intégration de vos de vos lampadaires solaires par rapport au Made in France ?
Laurent Lubrano. Aujourd’hui on se situe à un niveau un peu supérieur à 50 %. Mais c’est une vraie préoccupation. Nous étions assez sereins sur ce sujet avant le Covid et avant les bouleversements qu’il y a eu dans le monde économique en général avec la guerre en Ukraine. Aujourd’hui, nous sommes toujours au-dessus de 50 % mais il nous faut faire preuve de beaucoup de vigilance sur les sourcing, qui doivent être bien sécurisés dans la durée. En effet, vous avez des fournisseurs qui, du jour au lendemain, peuvent ne plus être en capacité de fournir et donc il faut parfois doubler voire tripler le sourcing de certains composants pour être sûrs d’avoir de la disponibilité, de la qualité, et en même temps des fournisseurs français ou européens.
Il y a aussi un sujet de délocalisation qui se posera dans le futur en raison des impératifs de décarbonation, et qu’il faudra arbitrer avec le sujet du Made in France. Par exemple si je suis au Chili et que j’ai un fabricant de mâts performant et qui a un très bon bilan carbone, est-ce vraiment pertinent de fabriquer ces mâts en Europe pour les envoyer au Chili ? Le moment viendra où il faudra arbitrer entre le Made in France et l’impact carbone.
Ce que nous tenons absolument à garder en France c’est notre savoir-faire de concepteur, la R & D, les gestes industriels, qui sont très créateurs de valeur. Mais avec la croissance, nous ne nous interdisons pas de sourcer localement une partie de la production à livrer dans les marchés. Nous sommes d’ailleurs en train de le faire aux États-Unis. De plus en plus, nous devons prendre en compte dans nos choix l’équilibre entre compétitivité, efficacité et bilan carbone.
Le Moci. Aux États-Unis, pensez-vous bénéficier du fameux Inflation Reduction Act et de ses subventions à la transition énergétique ?
Laurent Lubrano. Oui, forcément, par l’intermédiaire de nos clients, notamment les collectivités locales qui en bénéficieront. Nous en serons bénéficiaires à moyen terme, directement ou indirectement. Nous voyons très clairement qu’aux États-Unis, chaque État peut avoir des politiques différentes : la décision prise au niveau fédéral peut donc avoir des applications différentes selon les États. Certains sont très volontaristes en matière d’énergies renouvelables, comme la Californie, d’autres le sont moins. Mais dans tous les cas, il y a une vraie prise en compte de tous les sujets de disponibilité de la lumière, de l’environnement, du coût de l’électricité, etc. La réponse que nous apportons est un savoir-faire et une technologie français qui ont fait leurs preuves. Et pour la construction, une partie des composants sera fabriquée sur place, notamment les mâts, qui étaient fabriqués jusqu’à présent au Portugal.
« La plus grosse qualité, c’est la souplesse »
Le Moci. Et croyez-vous à la réindustrialisation de l’Europe et de la France, que vous pourrez-vous fournir en Europe en panneaux ou en batteries grâce aux nouvelles gigafactories ?
Laurent Lubrano. Attention, il y a encore en Europe des fabricants de panneaux solaires ! Et sur la partie batterie, nous pratiquons un benchmark continu : on suit évidemment de très près les projets industriels en cours. Nous avons même de la R& D en cours avec certains acteurs, mais c’est confidentiel pour le moment.
Le Moci. Pensez-vous pouvoir augmenter à terme le taux d’intégration de vos produits ?
Laurent Lubrano. Cela reste notre volonté, mais nous raisonnons plutôt à l’échelle de l’Europe dans ce domaine.
Le Moci. Quels sont vos objectifs de croissance, en termes de chiffre d’affaires ?
Laurent Lubrano. Dans nos métiers, fixer des objectifs précis de chiffre d’affaires, faire des prévisions chiffrées, c’est un peu jeter de la poudre aux yeux. Notre stratégie est de développer nos activités dans le segment du « diffus ». Pour les grands projets, c’est plus aléatoire, moins prévisible. D’une manière générale, pour une PME familiale* qui est en train de devenir une ETI, sur un marché nouveau, la plus grosse qualité, c’est la souplesse.
Propos recueillis par
Christine Gilguy
*Le capital de Fonroche Lighting est détenu majoritairement par son fondateur, Yann Maus, ainsi que son associé, Laurent Lubrano et une douzaine de cadres et salariés du groupe.