Florence Ughetto travaille depuis quatre ans à la décarbonation de la logistique du constructeur au losange, qui a déjà réduit de près de 7 % ses émissions carbones liées aux transports de ses marchandises en Europe depuis 2018. Toute une filière est ainsi impactée par cette stratégie. Cette experte de la supply chain automobile, très internationale, revient pour Le Moci sur les moyens mis en œuvre par le groupe pour atteindre la neutralité carbone en 2050.
Le Moci. En quoi consiste votre poste d’experte de la logistique durable de la supply chain au sein du groupe Renault ?
Florence Ughetto. La supply chain chez Renault comprend la partie inbound, c’est-à-dire l’approvisionnement et la distribution des pièces depuis les fournisseurs vers les usines pour fabriquer les véhicules, ainsi que la partie outbound, soit la distribution des véhicules vers nos réseaux de concessionnaires ou clients.
Sur la partie inbound, nous avons des plateformes logistiques au milieu qui souvent massifient et récupèrent les pièces pour les renvoyer potentiellement d’une région vers une autre. Ma mission principale, c’est de définir la stratégie de décarbonation de notre supply chain pour s’inscrire complètement dans le plan du groupe et surtout, derrière, faire en sorte qu’elle soit appliquée en travaillant avec les métiers. Je n’ai pas d’équipe à proprement parler, mais je travaille avec les équipe opérationnelles : nous construisons ensemble et elles doivent ensuite déployer et appliquer. Notre travaillons sur la décarbonation de la partie transport, amont et aval.
« Nous avons un objectif de décarbonation de 30 % de nos émissions de CO₂ entre 2019 et 2030 »
Le Moci. Quels sont vos objectifs en matière de décarbonation de la supply chain et quels leviers utilisez-vous ?
F.U. Nous avons un objectif de décarbonation de 30 % de nos émissions de CO₂ entre 2019 et 2030, sachant qu’avant nous avions déjà pas mal décarboné auparavant car nous travaillons sur le sujet depuis 2010. Depuis 2015, on a fait moins 15 %, on le sait grâce à Fret21 [ndlr : dispositif réunissant les acteurs du transport et de la logistique, piloté par l’Ademe et l’Autf].
L’objectif du groupe Renault est d’atteindre la neutralité carbone en Europe en 2040 et partout dans le monde en 2050, avec un point d’étape en 2030 avec moins 30 % par rapport à 2019.
Pour ce faire on a identifié quatre leviers principaux. Le premier, c’est le multimodal, c’est-à-dire switcher du transport qui se fait aujourd’hui en camion vers du transport en train. Le camion aujourd’hui sur notre logistique inbound représente 52 % des kilomètres effectués et 84 % des émissions de CO₂. Sur l’outbound, c’est-à-dire la distribution de véhicules, 35 % des kilomètres sont effectués par route, ce qui représente 61 % des émissions.
Le deuxième levier, c’est le mix énergétique de nos transporteurs puisqu’aujourd’hui la majorité des transports en camion, sont réalisés avec du gasoil. L’idée, c’est de de négocier dès le départ avec les transporteurs pour qu’ils nous proposent autre chose que du que du gasoil.
Le Moci. Quelles alternatives au gasoil ont-ils aujourd’hui ?
F.U. Sachant que sur les 40 tonnes à court terme, quand je dis court terme, c’est jusqu’à 2025-2026, il n’y a pas 10 millions de solutions, c’est le biogaz et le biofioul. Pour les camions de 40 tonnes marchant à l’électrique ou à l’hydrogène, il va falloir encore quelques années.
En attendant, on essaye de négocier et pour ce faire, on a identifié des opportunités en fonction de critères techniques et des flux éligibles. Les flux éligibles, ce sont les parcours où les infrastructures existent déjà. Pour atteindre nos 30 % de réduction, il va falloir que sur tel scope on arrive à intégrer tant de pourcents de mix énergétique. Donc, à chaque fois on va aller négocier avec les transporteurs, avec lesquels on a en général des contrats d’environ 3 ans, pour qu’ils nous proposent des flux autres que des flux au gasoil.
« Nous sommes attentifs à ce qu’ils prennent
un engagement de réduction des émissions »
Le Moci. Comment se passent ces négociations avec les transporteurs ? Vous les sentez investis et motivés ?
F.U. Ca dépend vraiment des transporteurs. Nous avons mis en place un questionnaire qu’on a appelé un Eco 2 et qu’on leur envoie chaque année. Il comprend un certain nombre de questions liées à la décarbonation comme l’âge moyen de leur flotte de camions -parce qu’on sait très bien qu’un camion plus récent a un moteur plus performant-, leurs investissements dans une stratégie de décarbonation -et si oui avec quels objectifs-, leurs investissements dans des camions au biogaz ou au biofioul, la pratique de l’écoconduite pour faire baisser leurs émissions. Nous en tirons un scope global et opérons un classement.
Quand un transporteur n’est pas bon et qu’il représente beaucoup de volumes, on le rencontre, on discute avec lui pour savoir s’il a bien répondu et compris toutes les questions car ce n’est pas toujours si facile. Quand nous signons un nouveau contrat, nous sommes attentifs à ce qu’ils prennent un engagement de réduction des émissions. Nous n’avons pas de camions en propre, donc on peut toujours dire que nous allons réduire nos émissions de X pourcent l’année prochaine, mais si les transporteurs ne prennent pas ce type d’engagement, on ne peut pas y arriver non plus.
Concrètement, au moment des négociations, on lance une RFQ [request for quotation, une demande d’estimation de coûts, ndr] et on leur demande de faire des propositions, de chiffrer des solutions décarbonées. Ca peut être du multimodal, du biogaz ou du biofioul et nous leur demandons de nous faire des propositions. Globalement, on voit que ça bouge, ça change, ils sont de plus en plus investis parce qu’ils savent très bien qu’à un moment donné, ça va finir par coûter cher avec la mise en place de mesures de pénalisation ou avec l’Eurovignette par exemple.
« Un camion hydrogène coûte trois à quatre fois plus cher qu’un camion thermique. »
Le Moci. Comment évaluer le surcoût des alternatives au gasoil ? La question est importante pour les transporteurs.
F.U. Pour l’instant, l’alternative c’est le biogaz et le biofioul, mais en attendant la fabrication de camions de 40 tonnes fonctionnant à l’électrique ou à l’hydrogène, nous souhaitons faire des tests avec un transporteur ayant déjà investi dans un camion électrique pour le transport de véhicules. Nous comme prêts à payer un peu plus cher ce flux-là, pour voir son impact en terme de décarbonation et de coût.
Concernant l’hydrogène, nous avions créé un consortium avec d’autres chargeurs de France Supply Chain, dont nous sommes membre, pour répondre à un appel d’offre européen qui proposait des subventions afin de mettre en place des camions hydrogène. Malheureusement, nous n’avons pas été retenus, mais nous avons travaillé avec certains de nos transporteurs pour essayer de faire des tests, en acceptant aussi de payer un surcoût parce que le transporteur ne peut pas le supporter seul. Un camion hydrogène, ça coûte trois à quatre fois plus cher qu’un camion thermique.
Nous sommes une grosse entreprise et nous nous devons d’être acteur du développement de l’écosystème, c’est à dire que il faut essayer de trouver comment on déploie ces écosystèmes pour avoir dans le futur des solutions décarbonées de logistique.
Le Moci. En dehors du multimodal et du mix énergétique, de quels autres leviers disposez-vous ?
F.U. Le troisième levier, c’est l’optimisation des kilomètres mètres cubes parcourus et ça passe par deux actions. La première, qui se fait assez naturellement parce qu’il y a un impact direct sur les coûts, c’est de réduire le nombre de camions parce que nécessairement ça coûte moins cher. La seconde, et les équipes opérationnelles travaillent dessus, c’est un meilleur remplissage des camions et éventuellement une optimisation aussi des flux en réduisant les kilomètres parcourus.
Le quatrième levier, qui est plus compliqué à activer, c’est le sourcing des fournisseurs de pièces. Si on les source très loin de nos usines, forcément ça a un impact, donc il y a un nouveau schéma industriel qui est actuellement à l’étude autour des usines qui vont fabriquer des véhicules électriques notamment en France. C’est utopique de dire qu’on veut que les fournisseurs soient à côté de l’usine parce que le même fournisseur peut livrer plusieurs usines. L’idée est de fonctionner par grands pôles à proximité par exemple de terminaux ferroviaires pour que derrière on puisse livrer les pièces vers les usines en train.
C’est en train d’être mis en place et ça commence à porter ses fruits. A la différence des transporteurs, c’est plus long à mettre en place parce que les contrats avec les fournisseurs sont également plus longs. Nous allons mettre ce schéma industriel en place autour de la production de véhicules électriques dans un souci de cohérence. Lorsqu’on produit des véhicules propres, il faut que la logistique associée à cette activité le soit aussi. Ce qu’on veut du point de vue logistique, c’est rationaliser le tissu des fournisseurs, l’optimiser et introduire des nouveaux critères qu’on n’avait pas forcément auparavant.
Le Moci. Comment vous y prenez-vous concrètement ?
F.U. Nous sourçons les fournisseurs 3-4 ans avant la sortie du véhicule. Depuis maintenant deux ans nous attribuons à chacun d’entre eux des tonnes de CO₂ pour la partie logistique. Nous allons maintenant monétiser ces émissions à 100 euros la tonne et nous la réévaluerons au besoin ensuite. Ce n’et pas très discriminant parce que le coût de la logistique présente quelque chose comme 3 % du coût total du sourcing.
En revanche, dans le cas de deux fournisseurs proposant des prix équivalents, ces kilos de CO₂ font la différence. C’est quelque chose que nous essayons de faire rentrer dans les gènes des acheteurs du groupe, qu’il s’agisse de sourcing ou de transport. Avec l’impact de la pandémie de Covid-19 sur les chaînes d’approvisionnement notamment en Chine, le réchauffement climatique ou la guerre en Ukraine tout le monde a bien compris que la décarbonation devenait incontournable. Ce qui est important pour moi, c’est que l’ensemble des collaborateurs de la supply chain soit sensibilisés à ces questions-là.
Nous souhaitons d’ailleurs former 100 % des collaborateurs à la Fresque du climat, un programme qui sensibilise aux causes et aux conséquences du réchauffement climatique, grâce à une équipe de sept formateurs en interne, dont je fais partie. Nous les formons aussi au calcul des émissions de CO₂ et ça fonctionne : ils reviennent vers nous pour nous demander des conseils.
« Sur ces sujets-là, il n’y a pas de concurrence entre les entreprises : l’important c’est de décarboner »
Le Moci. Cela suppose un gros travail en matière de gestion des données…
F.U. En effet. Nous avons mis en place un KPI [Key Performance Indicator, un indicateur clé de performance, ndr] qui suit mensuellement nos kilos de CO₂ et une gouvernance bien organisée avec un comité baptisé Care. Tous les mois, Jean-François Salles et ses N-1 se réunissent pour étudier ce KPI par véhicule et mettre en place des mesures pour respecter notre roadmap de décarbonation. Concrètement, pour l’instant nous faisons avec les moyens du bord. Nous avons plein de systèmes informatiques amont et aval qui ne sont pas les mêmes et qui déchargent des données dans une grosse base Excel et Spotfire. J’ai quelqu’un qui travaille exclusivement là-dessus, qui compile toutes ces données pour faire du reporting. En parallèle, nous menons un gros chantier informatique sur la gestion des bases de données pour que pour l’ensemble des métiers inbound et outbound puissent faire eux-mêmes des simulations.
Le Moci. Sur ce sujet-là ou sur d’autres questions liées à la décarbonation est-ce que vous échangez avec d’autres entreprises industrielles ?
F.U. Mon parcours professionnel dans la logistique et nos activités au sein de France Supply Chain font que je connais plein de gens dans plein de boîtes qui travaillent sur la décarbonation. On échange, on benchmarke et on travaille en transparence. Sur ces sujets-là, il n’y a pas de concurrence entre les entreprises : l’important c’est de décarboner. Si je peux apporter quelque chose à quelqu’un et lui éviter de passer deux ans dessus, je le fais. Nous sommes tous dans le même état d’esprit et c’est très motivant.
Propos recueillis
par Sophie Creusillet