L’idée d’une monnaie commune a été abandonnée par les BRICS lors de leur dernier Sommet en Afrique du Sud. Mais le bloc géopolitique des émergents prend du poids économique avec l’arrivée de nouveaux membres, et les initiatives se multiplient pour « dédollariser » leurs transactions commerciales et pousser l’usage de devises locales et non occidentales. Une tendance de long terme accélérée par les sanctions occidentales contre la Russie et le découplage avec la Chine, et qui contribue à la multipolarisation du commerce international.
La principale annonce du dernier Sommet des BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud) à Johannesburg a été celle de l’élargissement du bloc des grands émergents à six nouveaux pays à partir du 1er janvier 2024, dont 4 producteurs de pétrole : Arabie Saoudite, Argentine, Égypte, Émirats arabes unis, Éthiopie, Iran. Une première.
De quoi augmenter le poids économique de ce bloc, qui représente déjà près de 40 % de la population mondiale et un tiers du PIB mondial (32 % en 2022 selon Bloomberg), contre 43 % pour le bloc du G7 (Allemagne, États-Unis, Canada, France, Italie, Japon, Royaume-Uni), et qui pourrait rattraper, voire dépasser le bloc occidental d’ici 2040.
En revanche, la question de la création d’une monnaie commune ou d’un équivalent permettant de s’affranchir des devises occidentales dans leurs échanges, en particulier du dollar (USD), a été écartée : impossible ou trop compliquée à mettre en œuvre, alors que les BRICS ont des profils économiques hétérogènes, sont parfois rivaux politiquement, sans compter la situation de la Russie, sous sanctions occidentales massives, avec notamment les avoirs étrangers de sa banque centrale gelés et ses banques exclues du système de paiement international Swift.
« Beaucoup de pays essayent de s’en détacher »
« Le rôle international du dollar ne s’effrite pas », constatait à juste titre dans une note d’août le cabinet d’étude économique Asteres. Le billet vert pèse encore 59 % des réserves de change mondiales et près de 45 % des stocks d’obligations internationales.
En matière de commerce international, plus de 46 % des transactions passant par Swift en juillet 2023 étaient libellées en USD, selon les données de cette plateforme de paiement interbancaire basée en Belgique. L’euro (EUR) venait loin derrière en second, avec 24,4 %, suivi de la livre sterling (GBP) avec 7,6 % et du yen japonais (JPY) avec 3,5 %. La première monnaie émergente à apparaître dans ce top 5 était le renminbi chinois (RMB), à 3,06 %.
Pour autant, les initiatives se multiplient dans les pays émergents, d’autant que les BRICS et nombre d’autres pays ne se sont pas alignés sur les occidentaux dans leur stratégie de sanction contre la Russie, aidant au contraire celle-ci à continuer à écouler son pétrole et son gaz. « On ne pourra pas se passer de cette devise avant longtemps mais beaucoup de pays essayent de s’en détacher » confirme William Gerlach, directeur France et Royaume-Uni d’IbanFirst, plateforme de paiements internationaux.
De fait, depuis les sanctions liées à sa tentative d’invasion de l’Ukraine, les Russes et les Chinois commercent désormais en roubles (RUB) et en RMB sans passer par le dollar ou d’autres devises, utilisant notamment le système russe de transfert de messages financiers SPFS, concurrent local de Swift. Autre exemple emblématique récent : l’émergence d’un circuit de paiement transfrontières associant Inde, Émirats arabes unis (EAU) et Russie.
Les EAU, pilier d’une zone alternative de financement du commerce émergente
Le fait est connu : l’Inde a largement profité des sanctions occidentales sur le pétrole et le gaz russes pour s’approvisionner à prix cassés en hydrocarbures auprès de Moscou, en quête de nouveaux débouchés. La Russie avait même accepté de négocier avec les Indiens la mise en place d’un mécanisme de paiement en roupies (INR) de ses cargaisons.
Mais, alors que l’Inde a multiplié par douze ses achats d’hydrocarbures russes en un an, le déséquilibre des échanges entre les deux pays est devenu abyssal : 51,3 milliards de dollars (Md USD) d’importations venues de Russie pour l’Inde entre fin février 2022 et fin mars 2023, principal des hydrocarbures, contre 3,43 Md USD pour ses exportations vers la Russie.
Dès mai 2023, les Russes, qui n’auraient su que faire de leurs montagnes de roupies, ont mis fin aux négociations. Alors que les achats indiens à la Russie se réglaient en dollars ou en dirham des EAU (AED), le plus souvent en offshore, les autorités indiennes ont donc poussé pour accélérer la mise en place d’une solution avec… les EAU.
Les deux pays ont en effet signé un accord de partenariat économique global (CEPA) en 2022, visant notamment à porter leurs échanges à 100 Md USD d’ici 2027. Les échanges commerciaux bilatéraux atteignent déjà près de 85 Md USD (avril 2022-Mars 2023), stimulés par la présence aux EAU d’une forte diaspora indienne, estimée à 40 % de la population locale.
Le 15 juillet, dans le cadre d’une visite officielle du Premier ministre indien Narendra Modi à Abu Dhabi, plusieurs protocoles d’accords bilatéraux ont été signés, dont un concerne précisément les transactions commerciales en monnaies locales. Concrètement, selon l’agence de presse émirati WAM, cet accord, conclu entre les gouverneurs des banques centrales (Banque centrale des EAU et Reserve Bank of India), vise à encourager le développement des transactions commerciales entre les deux pays en monnaies locales.
Même si ce n’est pas l’objectif principal affiché -les EAU et l’Inde recherche une coopération plus stratégique et globale-, la mise en place d’un tel accord offre clairement aux Indiens une solution pour continuer à commercer avec la Russie à moindre frais : outre le RMB, celle-ci accepte en effet d’être réglée en AED dans ses échanges internationaux. « L’Inde a à présent la possibilité de convertir la roupie en dirham, et donc de payer les Russes avec cette monnaie » analyse William Gerlach, qui y voit un exemple de l’émergence de zones de commerce régionales décentralisées, car affranchies de l’USD, voire de l’EUR.
« Le dollar restera longtemps dominant et continuera à jouer un rôle central dans l’économie mondiale, estime-t-il. Mais à l’avenir, on peut s’attendre au développement de systèmes plus décentralisés, où d’autres devises viendront titiller la monnaie américaine ».
En attendant les monnaies numériques ?
L’émergence d’alternatives au dollar à grande échelle s’est déjà produit : l’Euro est un bon exemple, même si l’objectif premier de la création de la monnaie unique n’était pas de contrer l’USD comme monnaie de référence, mais d’intégrer davantage les économies européennes.
Dans les échanges avec la Chine, on observe aussi que depuis que l’utilisation du RMB est autorisée par les autorités chinoises, certes dans un cadre strictement réglementé, dans les transactions commerciales international, son usage est devenu courant pour régler les fournisseurs chinois, car il réduit les coûts et les délais de transaction autant pour les vendeurs que les acheteurs : « beaucoup d’entreprises françaises importent désormais en yuans » confirme William Gerlach. « Mais nous n’avons pas pour le moment d’autres exemples significatifs, même si nous avons toujours des demandes atypiques » nuance-t-il. Roupie indienne, real brésilien, font partie des devises qui font l’objet de ces demandes « atypiques » et ponctuelles.
Quel impact auront ces nouveaux circuits du trade finance (ou financement du commerce international) pour les entreprises européennes, et notamment françaises, qui opèrent à l’international ?
Il est encore trop tôt pour le dire avec précision. D’autant plus qu’on nous annonce de nouvelles alternatives, technologiques cette fois-ci, avec le développement des cryptomonnaies, et surtout de projets reposant sur des monnaies numériques de banques centrales, comme celui dénommé mBridge, une plateforme publique utilisant la blockchain et poussée par plusieurs grands pays émergents. Développée par la Banque des règlements internationaux, le projet est issu d’un partenariat avec les banques centrales de Chine, de Hong Kong, de Thaïlande et des EAU, encore eux.
D’après Bloomberg, mBridge, dont l’évolution est suivie de près par les autorités américaines et européennes, pourrait présenter un produit pilote d’ici la fin de l’année… Le trade finance n’a pas fini de se transformer.
A suivre…
Christine Gilguy