Pouvait-on imaginer meilleur décor promotionnel pour la Côte-Rôtie que ces collines escarpées sillonnées d’étroites terrasses, plongeant droit au pied de l’autoroute du Soleil. Un impressionnant vignoble de cabri.
Et quelques dizaines de kilomètres plus au sud, la colline non moins abrupte de l’Hermitage. Le tout planté de syrah. Un cépage que les Anglo-Saxons affectent de rebaptiser Shiraz, et lui inventent du coup un acte de naissance rédigé quelque part du côté de la Perse. Mais à l’heure des codes génétiques, les scientifiques réduisent les légendes à néant et réécrivent l’histoire. « C’est prouvé, il s’agit d’un croisement de la mondeuse blanche savoyarde et du dureza ardéchois », conclut Xavier Frouin, œnologue de la cave de Tain l’Hermitage.
Il s’en est fallu de peu que ce cépage que des Romains très avisés avaient peut-être planté sur les collines de la région de Vienne (Isère) disparaisse de la Côte-Rôtie. À la fin des années 50, trois hommes, Georges Vernay, Étienne Guigal et Albert Dervieu ont manié la pioche, sué sang et eau pour relever les murets effondrés des terrasses, remonté les terres emportées par les eaux. Et cela, à une époque où les prix du vin ne valaient pas grand-chose. Un pari pris sur un avenir plus qu’incertain.
Celui-ci s’avère gagnant au milieu des années 80. Robert Parker, le gourou américain en quête d’autres émotions que celles procurées par le binôme cabernet-merlot du vignoble bordelais, le consacre en lui accordant toute sa reconnaissance. Il jette son dévolu sur la syrah, celle du Nord de la vallée du Rhône, la porte au panthéon des cépages et lui donne l’occasion d’une revanche. La syrah, qualifiée par les ampélographes
de « cépage teinturier », tant son jus peut être noir, a longtemps produit sur la colline de l’Hermitage des vins embarqués en vrac pour colorer des bordeaux jugés un peu pâles. Il fut une époque où l’on « hermitageait » les bordeaux. Les plus mauvaises choses ayant une fin, les « vins de Vienne » des Romains ont retrouvé cette dignité qu’ils n’auraient jamais dû perdre.
Née sur le 45e parallèle, elle n’aurait jamais dû le quitter au risque de se pervertir, assurent les puristes.
« Ce n’est pas un cépage de plaine. Il lui faut des sols granitiques et pauvres ou filtrants comme dans les
crozes-hermitages. Dans tous les cas, ce n’est pas un cépage de plaine », tranche Stéphane Robert, propriétaire du Domaine du Tunnel à Saint-Péray, producteur de cornas. Pourtant, elle a bien migré depuis son 45e parallèle. Dès le début du siècle dernier, en s’inscrivant au nombre des treize cépages admis à constituer le
châteauneuf-du-pape. Puis, l’engouement médiatique venant, elle a franchi les océans et s’est répandue dans un Languedoc en crise, et donc en recherche d’un « cépage améliorateur ». « On peut planter de la syrah en dehors du 45e parallèle, ce qui compte, c’est le terroir et la climatologie », tempère Pierre-Henri Morel, directeur général délégué de la maison Michel Chapoutier, l’un des deux grands producteurs historiques de l’Hermitage.
Celui qui a joué la carte australienne dès 1996, avec 60 hectares plantés de syrah.
Devenue vedette des vins de cépages, la syrah risquait de perdre son âme. Dévoyée par des terroirs trop riches et un climat trop chaud, tous deux inadaptés, elle se farde et se fait vulgaire. C’est là que se noue le dilemme du Nord de la vallée du Rhône : comment jouer de l’image internationale de la syrah, en marquant sa différence ?
« La concurrence se joue sur la fraîcheur et la finesse par rapport aux autres syrah, sans jamais en avoir le côté pommadé », énonce en règle absolue Xavier Frouin. « Nous avons la chance de n’avoir qu’un seul cépage, ce sont donc les sols qui assureront l’équilibre entre le gras, le fruité et la finesse », jure Stéphane Robert.
Là où d’autres assemblent des cépages pour atteindre l’équilibre, ici, on joue de la palette des sols.
Les vignobles du Nord de la vallée du Rhône auraient pu prendre la vague de la syrah mondialisée et en tirer un parti commercial aisé. Le respect des appellations – suranné pour certains – a pris le dessus et nul n’envisage de sortir des limites. « Je joue le jeu de l’appellation parce qu’il est plus facile d’y fidéliser une clientèle qui connaît le cépage », affirme Stéphane Robert. « Quand on veut vendre de la syrah, on propose du vin de Pays d’Oc », assure Pierre-Henri Morel. Souverain Xavier Gomart, directeur de la cave de Tain l’Hermitage clôt tout débat, en proclamant : « Le cépage est condamné à faire de grands vins. »
De ces grands vins, il en naît au moins autant un peu plus au Sud de cette vallée du Rhône, là où les nuits sont plus torrides. Là où le grenache, venu d’Espagne en des temps immémoriaux, tient la vedette, sans porter pour autant son nom en tête d’affiche. Et ici encore, a-t-il fallu l’intervention inopinée de quelque gourou américain du vin pour en assurer la popularité. Robert Parker, lui encore, s’entiche de châteauneuf-du-pape et promeut sans trop y penser ce grenache, grand inconnu des dégustations internationales. L’apothéose arrive avec le
clos- des-papes 2005, sacré meilleur vin du monde par le mensuel américain Wine Spectator. Personne ne peut plus ignorer dans le monde les vertus de ce cépage difficile à maîtriser, au fruité endiablé mais qui peut s’avérer un monstre alcoolisé, perdant ses charmes par madérisation en quelques années. Cela, c’est le côté vigneron. Côté viticulteur, il se révèle capricieux, « coule » une année sur trois et ne livre que quelques grappes étiques. Planté après la crise du phylloxéra au début du siècle dernier, il présentait le double mérite de produire du jus et de l’alcool. Mais défaut de l’époque, les producteurs lui ont imposé des rendements qui ont fait oublier ses vertus. « Il avait perdu sa réputation de grand cépage et avait entraîné Châteauneuf-du-Pape dans son discrédit », raconte Jean-Pierre Perrin, propriétaire du Château de Beaucastel et l’une des vedettes de l’appellation.
Il n’empêche, le grenache, ramené à la raison, est le cépage qui monte : la Californie en plante, et l’Australie avec elle. « Nous sommes tellement convaincus de son avenir que nous en cultivons dans l’État de Victoria, dans le Sud de l’Australie », confirme Pierre-Henri Morel, chez Chapoutier. « Le marché anglo-saxon connaît le grenache, le français, pas du tout », observe Thierry Caymaris-Moulin, directeur technique de la cave de Cairanne, dans le Vaucluse. L’une de ces coopératives modèles qui ont sorti il y a une trentaine d’années les côtes-du-rhône de leur anonymat. Et ici, le grenache est roi, au point d’assurer à lui seul l’une des cuvées de la cave.
Prenant à contre-pied l’image de ce cépage faussement réputé lourd et alcoolisé, Thierry Caymaris-Moulin en fait un élément de communication, jouant de sa finesse et de son élégance.
Élégance : le mot est lâché. Sur les rives du Rhône, on craint que l’emballement du Nouveau Monde débouche sur des caricatures. « Les Américains pourraient en produire des vins rosés sirupeux et caricaturaux », soupçonne Thomas Perrin, fils de Jean-Pierre. Ce qui, en creux et tout chauvinisme mis à part, laisse entendre que la vallée du Rhône, terroir bénit par Dionysos se réserve un grenache de pure expression. Au Domaine des Escaravailles
à Rasteau, une propriété de 65 ha assise dans un bout du monde, Gilles Ferrand ne dit pas autre chose. Lorsqu’on lui suggère que les climats californien et australien n’ont rien à envier à celui du Vaucluse, il oppose :
« Le grenache est plus sensible à la nature des sols qu’au climat. » C’est définitif. Et l’homme, qui exporte plus des trois-quarts de sa production est heureux. « On sent monter l’intérêt pour le grenache au point que nous n’avons plus assez de vin », se réjouit ce vigneron qui n’a pas vu passer la crise.
Commandera-t-on bientôt un grenache de Berlin à Tokyo avec la gourmandise que l’on met à demander un shiraz ? « Le grenache demandera de l’intelligence pour s’imposer », sourit malicieusement Jean-Pierre Perrin. En la matière, la vallée du Rhône peut en faire l’économie : elle a derrière elle une longue histoire qui peut s’y substituer.
Alain Bradfer