Nouveau coup de froid dans les relations entre Bruxelles et Ankara. Les purges opérées la semaine passée par les autorités turques de maires, de journalistes et plus récemment de 11 parlementaires du HDP, le parti pro-kurde, remettent les Européens face à un dilemme : faut il sanctionner les nouvelles dérives autoritaires du régime du président Recep Tayyip Erdoğan ou maintenir le partenariat coûte que coûte ?
Au Parlement européen (PE), de nombreuses voix s’élèvent désormais en faveur de l’interruption des négociations d’adhésion : il faut le faire « tant que les journalistes et parlementaires ne seront pas libérés de prison, a fait savoir Guy Verhofstadt, le chef de file des libéraux et démocrates (ALDE) au PE. Erdoğan doit aussi mettre fin au débat sur la réintroduction de la peine de mort contraire aux valeurs de l’UE ». « Nous ne pouvons pas nous taire sous prétexte de sauver le pacte migratoire à tout prix », a estimé, la semaine passée, de son côté la libérale néerlandaise Marietje Schaake au sein de l’Hémicycle.
La question des visas : un nouvel affront pour les Turcs
C’est justement pour sauver cet accord conclu en mars dernier entre Bruxelles et Ankara, que la Commission n’a condamné que du bout des lèvres les dernières purges orchestrées par le gouvernement Erdoğan. « Six mois après l’entrée en vigueur du pacte UE / Turquie, ils étaient 720 000 migrants en moins à avoir fait la traversée de la Turquie à la Grèce », a souligné Mina Andreeva, la porte-parole de l’exécutif européen. Preuve qu’Ankara a respecté sa part du marché. Mais les Turcs attendent que les Européens fassent de même en libéralisant au plus vite les visas pour ses ressortissants. « Sans visas d’ici fin 2016, plus d’accord migratoire », a menacé le ministre turc des Affaires étrangères.
Les 72 critères, pour accorder cette libéralisation, ne sont pas tous remplis. Principal obstacle à ce stade? La législation anti-terroriste turque, jugée trop large par les Européens. « Cette condition vise à s’assurer que les lois pour lutter contre le terrorisme soient conformes aux législations en vigueur à la cour européenne des droits de l’homme. En bref, elles ne doivent pas autoriser l’arrestation arbitraire de journalistes ou museler la liberté d’expression dans le pays », a récemment commenté Corine Cretu, la commissaire en charge de la Politique régionale à Bruxelles.
Un nouvel affront pour les Turcs qui justifient les purges menées dans le pays par la lutte contre le terrorisme. « La question de la libéralisation des visas, c’est un droit que nous avons. Et c’est une promesse de la part de la Commission européenne et des Européens. Mais ça devient aussi, dans certains États, une discussion de politique nationale. Et ces discussions font place à des fantasmes dans une période où l’islamophobie est en vogue et où la désinformation anti-turque prend de plus en plus de place », confiait au Moci Veysel Filiz, conseiller presse à l’ambassade de Turquie à Bruxelles.
A l’Est, la fronde s’organise
Malgré des condamnations publiques de la politique menée par le président Erdoğan, la prudence reste donc de mise et la question de l’interruption des négociations d’adhésion « n’est pas à l’agenda », confie un diplomate, en soulignant l’importance de « maintenir ouverts les canaux de communication ».
Mais à l’Est de l’Europe, la fronde s’organise. A Vienne par exemple, Sebastian Kurz a exhorté ses homologues à durcir le ton vis-à-vis d’Ankara. Le ministre autrichien des Affaires étrangères souhaiterait, d’ailleurs, que cette question soit inscrite à l’ordre du jour de la prochaine réunion des chefs de la diplomatie européenne, prévue lundi 14 novembre. « Au cours des dernières années, la Turquie s’est de plus en plus éloignée de l’UE, mais notre politique est restée la même. Cela ne peut pas fonctionner », a t-il déclaré sur les ondes de la radio publique.
Hans Peter Doskozil, le ministre autrichien de la Défense, estime également que l’UE ne peut plus compter sur la Turquie. Il préconise donc un renforcement des frontières extérieures de l’Union pour se préparer à la rupture du pacte migratoire.
Mais ce scénario effraie à Berlin. Si Frank Walter Steinmeier, le chef de la diplomatie allemande, a lui aussi évoqué une suspension possible des négociations d’adhésion, la chancelière craint de nouvelles arrivées massives de demandeurs d’asile à un an des élections législatives. Son porte-parole, Steffen Seibert, a ainsi déclaré le 7 novembre que le gouvernement « ne participerait pas à un débat sur des sanctions ». « Ce dont nous avons besoin, c’est d’une position européenne claire et commune », a-t-il ajouté. Une façon de noyer le poisson, car une position unanime des 28 sur le dossier paraît impossible à obtenir à ce stade.
La communauté turque des affaires indécise
Très silencieuse sur le sujet, la communauté turque des affaires, bien représentée à Bruxelles, semble elle aussi indécise sur la position à adopter. Favorable à l’adhésion de leur pays à l’UE, elle refuse néanmoins de prendre position contre le président Erdoğan, garant de la sécurité intérieure en Turquie.
Pourtant, les purges orchestrées depuis le coup d’état manqué de juillet dernier n’ont pas été sans conséquences sur la vie économique du pays. Quelque 116 employés au sein de l’organisme de régulation bancaire, 30 personnes travaillant pour la Commission du marché des capitaux et près de 1 500 fonctionnaires du ministère des Finances ont été la cible des arrestations menées depuis cet été. Deux géants industriels – le conglomérat minier Koza Ipek Holding et la société Boydak Holding – ont également vus leurs biens saisis. Les agences de notation Moody et Standards&Poors ont dévalué la note du pays, la valeur de la monnaie a également plongé, « et des fonds d’action ont retiré des milliards des portefeuilles turcs », indique le Wall Street Journal dans son édition datée du 4 novembre.
Le dossier turc n’a pas fini de diviser l’Europe.
Kattalin Landaburu, à Bruxelles