Pour les investisseurs et exportateurs étrangers l´environnement des affaires russe rime avec corruption. Une plaie économique à laquelle Alena Ledeneva et Stanislas Shekshnia, deux spécialistes du sujet, ont consacré une enquête s´attachant aux pratiques de la corruption dans le monde de l´entreprise. Ils présentaient les résultats de leurs travaux le 14 mars dernier, à l´Institut français des relations internationales (Ifri).
En 2010, la Russie figurait au 146ème rang, sur 180, de l´Indice de perception de la corruption (IPC) dressé par Transparency International. Ce classement fait référence, mais il ne considère que la perception ressentie par des dirigeants de très haut niveau. Alena Ledeneva, professeur de sciences politiques et sociales à University College, à Londres, et Stanislas Shekshnia, professeur associé à l´Insead, ont quant à eux demandé aux directeurs, membres des conseils d´administration et propriétaires de 33 sociétés russes et étrangères de décrire les pratiques informelles auxquelles ils sont confrontés au niveau régional.
Des pratiques de plus en plus raffinées
Résultat : « Les pratiques qui étaient courantes au début des années 1990 et que nous qualifions de « dinosaures », comme l´obtention de faveurs de la part des candidats à un emploi, l´extorsion de pots-de-vin par des fonctionnaires régionaux ou encore le versement de rémunérations exorbitantes à des amis placés dans des conseils d´administration ont laissé place à des pratiques plus prédatrices », constate Alena Ledeneva. Ainsi le versement de pots-de-vin par exemple, est de plus en plus remplacé par des pratiques plus subtiles, comme le financement de « projets importants » ou la sélection de « bons fournisseurs ». Bref, la corruption apprend à avancer masquée.
En outre, une pratique des autorités russes pose de plus en plus problème : « Comme le soulignait un des participants à notre enquête, le changement permanent des règles du jeu est une façon de contrôler le monde des affaires », avance Alena Ledeneva. En Russie, ce n´est pas le manque de lois anti-corruption qui pose problème, mais leur application sélective. Dans ces conditions, difficile de savoir de quoi l´avenir d´une entreprise sera fait.
Les réseaux informels priment
Autre enseignement de cette enquête, dont, précise Mme Ledeneva, « le nombre de participants est amené à s´étendre », les pratiques « rats » sont de plus en plus répandues. Elles consistent à utiliser les ressources de l´entreprise pour son profit personnel. « Pour beaucoup ces pratiques sont légitimées par le fait qu´ils se sentent lésés par l´environnement des affaires en Russie, comme le changement permanent des règles », commente Mme Ledenava. Conséquence : on préfère rester entre soi et ne compter que sur ses proches. D´où la persistance des pratiques « pingouins », allusion à la fidélité de ces oiseaux.
En Russie, il est souvent considéré comme normal d´utiliser ses relations personnelles dans un contexte professionnel, pour, par exemple, obtenir une commande publique. Une ambivalence que l´on retrouve dans l´opinion publique russe, selon Mme Ledeneva. « La corruption est perçue comme quelque chose de mal, de l´ordre de l´abus et de la tricherie, mais en même temps elle part de bonnes intentions, comme éviter le service militaire à un de ses proches par exemple. Il est très difficile d´être en même temps un bon frère et un bon bureaucrate. »
Comme le soulignent les deux auteurs dans la conclusion de leur enquête « en réalité, le problème n´est pas tellement que de telles pratiques existent, mais qu´elles soient indispensables à l´activité économique quotidienne, à la stabilité des cadres et à la pérennité du système ».
Sophie Creusillet
L´enquête d´Alena Ledeneva et Stanislas Shekshnia, « Le milieu des affaires en Russie : pratiques informelles et stratégies anti-corruption » est téléchargeable gratuitement, après inscription, sur le site de l´IFRI.