Dix-huit mois d’embargo de ses voisins n’ont pas entamé la bonne santé économique du Qatar. Depuis la rupture des relations diplomatiques par l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis (EAU), Bahreïn et l’Égypte, le 5 juin 2017, rien n’a véritablement changé dans le Golfe.
« La crise est une crise qui va durer et les entreprises se sont adaptées », affirmait, lors d’un petit déjeuner à Paris le 20 novembre, Arnaud Depierrefeu, avocat associé chez Simmons & Simmons, résident à Doha. A cette occasion, le responsable Moyen-Orient d’un groupe français a confié au Moci que son entreprise, produisant en Arabie saoudite, s’était réorganisée. De façon concrète, elle ne livrait plus le Qatar depuis le Royaume wahhabite, mais depuis l’Europe, le Brésil, voire la Chine, et avait appointé un directeur pays à Doha.
Carrefour reste et RATP gagne des marchés dans le Golfe
En fait, depuis le début de la crise, ce type « de réorganisation du management dans la région » n’est pas rare. On ne traiterait plus Doha depuis Dubaï, d’autant, précisait Arnaud Depierrefeu, que « l’interdiction de survol aérien complique les déplacements ». Aujourd’hui, certaines sociétés gèrent le Qatar au moins en partie d’Europe ou à partir de la Turquie, pays allié de cet émirat du Golfe.
D’autres, appliquant le principe de précaution, ont cédé leurs actifs. D’autres encore ont quitté le Qatar ou se sont mises en sommeil. Les situations sont très variables. Aujourd’hui, on s’attendrait, par exemple, au départ imminent du groupe saoudien Ben Laden. A contrario, Carrefour qui intervient en franchise avec le groupe émirati Majid Al Futtaim (Maf) ne semble pas subir de pression pour partir.
On peut aussi citer le cas emblématique de RATP Dev. En décembre dernier, la filiale de la RATP, associée à Keolis et au groupe local Hamad, a été retenue pour la réalisation de trois lignes de métro automatique à Doha et d’un tramway dans la ville nouvelle de Lusail, qui doit accueillir 240 000 habitants à 15 kilomètres au nord de la capitale. Ce contrat ne l’a pas empêché, face à Keolis, MTR et Ansaldo, de gagner le marché d’exploitation du futur métro automatique de Riyad. L’entreprise y avait déjà décroché un méga-contrat pour y faire rouler des bus.
Du gaz et des capacités de production et d’exportation
« On a donc des cas très différents. Ce qui est sûr, c’est qu’aucune grande société occidentale n’a quitté le Qatar jusqu’à présent », a assuré Arnaud Depierrefeu. Continuant à défier l’Arabie saoudite, qui l’accuse d’encourager le terrorisme et de se rapprocher de son rival chiite, l’Iran, le Qatar peut adopter une stratégie au cas par cas.
Assis sur des réserves gazières parmi les plus importantes du monde avec la Russie et l’Iran, il figure parmi les premiers investisseurs de la planète, notamment aux États-Unis. Il dispose, en outre, de capacités d’exportation, à l’instar du pipeline Dolphin vers les EAU, qui, s’il était fermé, priverait Dubaï de 30 % de sa capacité de production d’électricité.
Enfin, la hausse conjuguée des prix et des capacités de production gazières est une bénédiction pour Doha. Le Qatar avait annoncé en 2017 une hausse de 30 % de sa production de gaz pour la faire passer de 77 à 100 millions de tonnes par an en provenance du champ offshore North Field. L’entreprise publique Qatar Petroleum a, depuis, indiqué qu’elle porterait cette production à 110 millions de tonnes par an.
Dans ce contexte favorable, la filière des hydrocarbures continue à s’y déployer. La North Oil Company, fondée par Qatar Petroleum (70 %) et Total (30 %), va ainsi investir 4 à 5 milliards de dollars sur cinq ans dans le champ pétrolier géant d’Al Shaheen, qui représente déjà la moitié de la production nationale (300 000 barils par jour), avec un investissement de 4 à 5 milliards de dollars sur cinq ans.
Le puissant aimant du Mondial 2022 de football
Si le blocus imposé par l’Arabie saoudite et ses alliés a des implications négatives sur certains secteurs, comme l’immobilier, la construction et l’hôtellerie, la perspective de la Coupe du monde de football en 2022 demeure un aimant pour tous les investisseurs.
Champion de la communication et du marketing, « Doha n’hésite pas à faire campagne auprès de la Fifa (Fédération internationale de football association) pour l’assurer que les stades seront livrés à temps et que le métro est bien avancé », a expliqué Sylvain Touati, directeur général Moyen-Orient de la société de conseil Relecom & Partners et responsable du Développement des affaires de Veolia Middle East.
D’après le Service économique de Doha, les grands projets de transport urbain représenteraient un montant d’investissements conséquent, de l’ordre de 11,5 milliards de dollars, y compris les réseaux d’eau et d’électricité, qui représenteraient 20,7 % des dépenses prévues. Outre le métro de Doha et le tramway de Lusail, deux autres lignes de tramway sont prévues, Education City et Msheireb, à l’ouest et au sud de la capitale. Sans compter les nombreux marchés de service gravitant autour de l’événement : tourisme, sécurité intérieure, cybersécurité, médias, conférences, etc.
La flotte de bus et le réseau routier doivent être aussi développés. D’après les projections, l’aéroport Hamad International porterait sa capacité à 60 millions de passagers par an. Le nouveau port Hamad serait encore doté notamment d’un troisième terminal à conteneurs et d’une deuxième zone franche dédiée à la transformation alimentaire. « L’agroalimentaire demeure un secteur porteur », selon Arnaud Depierrefeu.
Assouplissement des réglementations sur le travail et les investissements
Si Doha fait tout pour accueillir le Mondial de foot, il est vraisemblable que Ryad cherchera pas tous les moyens d’en limiter le succès. « On est très inquiet à Doha et on s’attend à ce que l’Arabie saoudite continue après la Coupe sa politique d’étranglement », soulignait un spécialiste de la zone. Du coup, la sécurité et la défense sont des marchés porteurs. De nombreux contrats ont été déjà signés : avions F15, Eurofighter et Rafale, missiles MDBA, etc.
Pour éviter que le doute gagne trop rapidement les investisseurs, le Qatar cherche par tous les moyens à se rendre attractif.
Le système de visa de sortie, qui oblige les travailleurs étrangers à obtenir l’autorisation de leurs employeurs à quitter le pays, a ainsi été supprimé. Un salaire minimum a été instauré et, au début de l’année, un projet de loi autorisant la pleine propriété directe étrangère dans la plupart des secteurs a été approuvé.
Une plus grande ouverture est nécessaire à un pays qui veut produire, transformer et réexporter en comptant sur la qualité des infrastructures et ses zones franches. « La loi de 2005 sur les zones franches n’a jamais vraiment été mise en vigueur. Manquait notamment une autorité de régulation, qui a été créée finalement en décembre 2017 sous le nom de Free Zone Authority », s’est félicité Arnaud Depierrefeu.
« Beaucoup de Qatari ont maintenant besoin de se diversifier et de s’internationaliser. Et c’est pourquoi ils s’intéressent particulièrement à l’Afrique », a souligné, pour sa part, Pierre-Marie Relecom, CEO de Relecom & Partners. Doha rêve ainsi d’être un hub au Moyen-Orient pour les relations avec ce continent.
François Pargny