Jacques Saadé, patron de CMA CGM, le troisième armateur mondial, a voulu se maintenir à la barre, lui et sa famille, coûte que coûte. Il y a réussi. Depuis dix-huit mois, il a éconduit, les uns après les autres, tous les investisseurs précédents : le belge Albert Frère, le français Louis Dreyfus, les fonds Qatari holding et Colony Capital et même le Fonds stratégique d´investissement (FSI), le fonds souverain de l’Etat français. Leur seul tort, avoir tenté d´une façon ou d´une autre d´amoindrir l´influence de la famille.
Tout à coup Jacques Saadé sort le joker de sa manche : un groupe turc Yildirim, peu connu du monde des armateurs, signe, après seulement deux mois de négociations. Ce dernier va débourser 500 millions de dollars, avec une « option portant sur un investissement supplémentaire de 250 millions de dollars en cas de besoin », selon la déclaration du patron, Yüksel Yildirim, rapportée par notre confrère L’Agefi. Celui-ci serait même prêt à débourser jusqu´à 1 milliard de dollars en échange d´une montée en puissance progressive dans le capital de CMA CGM.
Cette alliance surprise soulève bien des questions. S´agit-t-il d´une association de circonstance provisoire ou d´un partenariat industriel et financier de long terme ? Qui est le nouvel actionnaire de CMA CGM ? Qui peut mettre autant d´argent sur la table ? D´où vient sa fortune ? Quelles sont ses intentions ?
L´entreprise fut fondée à Samsun (Anatolie du Nord) en 1964 par la famille Yildirim, originaire de Sivas, ville moyenne (300 000 habitants), fichée au cœur de l´Anatolie. Voilà d´abord un groupe industriel qui a progressé avec la croissance économique de la Turquie ces trente dernières années. Initialement spécialisée dans la production de ciment et de minerais de fer, l´entreprise familiale s´est diversifiée au fil des décennies. A partir des années quatre-vingt, le groupe s’est développé en accompagnant l´urbanisation et l´industrialisation du pays, avec le transport et la vente de béton et d´acier de construction. S´y est très vite ajouté, le négoce des combustibles solides (charbon) et de fertilisants.
Suite à la privatisation des mines de chrome turques et à leur rachat en septembre 2004, Yildirim est aussi devenu le premier producteur mondial de minerai de chrome et deuxième plus grand producteur de ferrochrome à haut carbone. Des matières premières indispensables à plusieurs secteurs industriels : la sidérurgie, les aciers spéciaux, la galvanoplastie et l´industrie pharmaceutiques (pour l´insuline). Le transport maritime, activité marginale et récente, apparaît pourtant stratégique. Il y a dix ans, la famille crée sa filiale, Yil Mar Shipping & Trading, pour se donner la maîtrise de ses affrètements et se constituer une flotte. A ce jour, le groupe possède quatorze vraquiers et chimiquiers, et doit prendre réception de douze autres unités. S´y ajoute des activités de construction navale et de services portuaires, via sa filiale Yil Port & Containers Terminal, qui a repris en 2004 et 2005 les ports de Sedef et Alemdar, dans la baie d’Izmit.
Le conglomérat est aujourd´hui dirigé par les trois fils Yildirim : l´ainé Ali Riza (né en 1957), le cadet Yüksel (1960) et le benjamin, Mehmet (1963). Tous ont vu le jour à Sivas même ou dans ses environs immédiats. Chacun d´eux occupe une fonction bien définie dans cet empire composé de cinq divisions : le négoce avec Yildirim Foreign Trade, les combustibles solides (Yil Yak), les engrais et produits chimiques (Yil Fert), le chrome (Eti Krom) et enfin Yil Mar. Le tout est coiffé par une société holding, Yildirim Holding.
L´ainé, Ali est le patron des opérations de toutes ces activités sur le marché domestique, avec le titre de « chairman of the board ». Mehmet, le plus jeune, est vice président, responsable de la production et des investissements technologiques. Mais le dernier mot revient au cadet Yüksel, avec le titre de « chief operating officer » (CEO), autrement dit P-dg opérationnel. Il est aussi le seul des trois frères à avoir décroché un diplôme d´une université américaine (master de l´Oregon State University) et à pouvoir attester d´une expérience internationale : il a travaillé quatre ans pour le californien Paceco Corp, un des leaders mondiaux de la manutention portuaire.
L´espace d’une génération, l´entreprise familiale se sera transformée en un conglomérat employant 5 000 salariés, aux activités relativement intégrées et cohérentes, tournant autour des matières premières de leur négoce et des infrastructures nécessaires à ce négoce. Yildirim reste très discret sur ses finances. Tout au plus peut-on savoir sur le site web (www.yildirimholding.com) que le chiffre d´affaires annuel du groupe se compte en centaines de millions de dollars, sans autre précision.
Au final CMA CGM et Yildirim offrent des activités assez éloignées et présentent apparemment peu de synergies. Leur partenariat semble tenir autant à une opportunité financière qu´à une authentique entente entre les deux entreprises, qui ont une culture familiale orientale et méditerranéenne. Alors que Yildirim occupera trois sièges au conseil d´administration, le FSI (Fonds souverain d´investissement), qui est depuis un an à la manœuvre pour sauver l´armateur français, semble faire la grimace. Il est vrai que de son côté, le FSI ne souhaitait pas mettre plus de 150 millions d´euros (195 millions de dollars) sur la table.
Gilles Naudy