L´Argentine, dans un contexte de crise économique et financière, a remis en cause unilatéralement de nombreux contrats avec les groupes étrangers, dont français. Un cas d´école en matière de risque politique dans les contrats internationaux, dont le feuilleton se poursuit.
L´été dernier, le groupe français Suez Environnement a gagné en première instance son action contre le gouvernement argentin devant le Centre international pour le règlement des différends relatifs aux investissements (Cirdi). Ce tribunal arbitral de la Banque mondiale reconnaît que l´État argentin a rompu unilatéralement et illégalement le contrat avec la société française. Il fixera dans les prochains mois le montant de l´indemnité. Suez réclame environ 900 millions d´euros de dédommagement, l‘aventure argentine l´ayant obligé à provisionner 700 millions d´euros et provoqué son départ de Bolivie, où elle détenait la concession de La Paz. Depuis, le groupe français a modifié ses pratiques dans les pays émergents. Il propose des contrats de durées courtes, de 5 à 7 ans – contre 30 ans en Argentine –, sans avoir à investir directement, comme c´est le cas à Alger.
Le cas Suez illustre parfaitement le risque politique d´un investissement étranger. Privatisée en 1993 par le gouvernement libéral de Carlos Menem, puis renationalisée en 2006 par le président argentin Nestor Kirchner, Aguas Argentinas fut l´une des plus importantes concessions d´eau au monde. Au départ, elle promettait d´être juteuse pour la société française : un contrat couvrant 10 millions d´habitants de Buenos Aires et son agglomération, le tout assorti de recettes en dollars, en raison de la parité fixe avec le peso argentin.
La suite est connue. La crise argentine de 2001 et la dévaluation de 70 % du peso ont affecté la rentabilité d´Aguas Argentinas. Suez a été piégé avec une dette en dollars et des tarifs d´eau en pesos que Buenos Aires gelait pour ne pas affecter encore plus les Argentins. « Suez ne pouvait pas influencer les nouvelles règles du jeu fixées de manière arbitraire par le gouvernement argentin », résume un diplomate français, fin connaisseur du dossier. L´affaire affecte à tel point les relations bilatérales que le président Jacques Chirac avertit en 2005 son homologue argentin Nestor Kirchner qu´il s´agit d´un « caillou dans la chaussure qui nous empêche d´avancer. » Suez est loin d´être la seule multinationale à batailler contre Buenos Aires (voir plus loin).
Mais le recours au Cirdi en vaut-il la chandelle ? Les entreprises étrangères divergent dans leurs stratégies en fonction de leurs intérêts commerciaux. L´année dernière, par exemple, l´allemand Siemens a préféré retirer sa plainte contre l´Argentine, dans l´espoir de gagner de nouveaux contrats. La société réclamait au Cirdi environ 220 millions de dollars d´indemnités pour la rupture par l´État argentin du contrat de confection des cartes d´identité, un contrat de plus de 1 milliard de dollars conclu en 1998 et rompu en 2000.
Des soupçons de pots-de-vin payés par Siemens entachaient le contrat. Ce fut également le cas avec le contrat de gestion de l´espace radioélectrique remporté par le français Thales. « Ce n´est pas une bonne idée de poursuivre en justice notre propre client. Nous avons réussi à poser de bonnes bases pour que notre relation continue », a expliqué un dirigeant de Siemens après une réunion avec la présidente argentine. Le gouvernement de Cristina Kirchner ratifiait la démarche : « C´est un investissement que fait la société avec l´État. » La société allemande a d´ailleurs déjà conclu des contrats de construction de centrales électriques avec le gouvernement Kirchner.
Suez, en revanche, a choisi de quitter le pays et de le poursuivre devant le Cirdi jusqu´au bout. Dans sa décision d´août dernier, le tribunal reconnaît que l´Argentine a violé l´accord de protection des investissements (API) France-Argentine en altérant le cadre contractuel, notamment par son refus « rigide et persistant » d´ajuster les tarifs, une fois la crise passée et la croissance revenue. Il juge l´Argentine coupable d´avoir imposé aux investisseurs une modification du cadre contractuel, au travers des « lois d´urgence économique » (voir ci-dessous) qui ont empêché l´application et l´exécution du cadre régulateur d´origine.
Pour le tribunal, le cœur de la discussion juridique consiste à arbitrer entre le traitement juste de la société étrangère par un État et « l´état de nécessité » dans lequel se trouve le gouvernement pour renationaliser un service ou changer les conditions d´un contrat de concession. L´argument de défense de l´Argentine de « l´état de nécessité » ne marche d´ailleurs pas toujours. Dans le dossier Vivendi, le Cirdi a rejeté la demande en annulation de l´amende de plus de 100 millions de dollars en faveur du groupe français.
Dix ans après la crise économique, le feuilleton « Argentine contre multinationales » reste en tout cas d´actualité. Le groupe espagnol Marsans a annoncé cette année qu´il réclamait plus de 1 milliard d´euros devant le Cirdi pour la renationalisation « abrupte » de la compagnie aérienne Aerolíneas Argentinas en 2008.
Olivier Ubertalli, à Buenos Aires
30 multinationales au Cirdi
Dans les années 1990, le président libéral Carlos Menem privatise à tour de bras et signe plus de cinquante traités bilatéraux d´investissement afin d´offrir des garanties aux capitaux étrangers. Il s´agissait d´abord de doter les investisseurs étrangers des mêmes droits que les investisseurs nationaux et de leur promettre un traitement juste et équitable dans le cadre du droit international. Toute mesure équivalente à l´expropriation devait faire l´objet d´une juste compensation.
Entre 2003 et 2007, le gouvernement de Nestor Kirchner dénonce toutes les privatisations de services publics réalisées par Carlos Menem. L‘Argentine devient alors le pays le plus attaqué au monde devant le Cirdi, avec une trentaine d´affaires pour un total de 65 milliards d´euros concernant les technologies de l´information ou des concessions d´eau, gaz et électricité. Outre les entreprises françaises comme EDF, Vivendi, Total, Suez et la Saur, le cas de l´entreprise américaine CMS est emblématique. Elle avait signé un contrat de 35 ans pour opérer le transporteur de gaz argentin TGN avec des tarifs pour les usagers qui auraient dû être ajustés deux fois par an… en fonction de l´indice des prix à la production américains.
O. U.
Les lois d´urgence économique, une défense gouvernementale efficace
Les « lois d´urgence économique », dont la durée est prolongée chaque année par le Parlement argentin, confèrent à l´exécutif d´importants pouvoirs, comme celui de renégocier les contrats de concession de service public avec les entreprises privées et de justifier le maintien du gel des tarifs. Il s´agit d´une arme de poids dans la stratégie de défense de l´Argentine devant le Centre international pour le règlement des différends relatifs aux investissements (Cirdi). Le pays a ainsi parfois échappé aux amendes-condamnations en arguant de « l´état de nécessité », sorte d´urgence économique post-crise reconnue dans les traités de protection des investissements. Cette année, le Cirdi a ainsi annulé sur cette base la condamnation de l´Argentine à payer plus de 200 millions d´euros aux sociétés américaines Sempra et Enron.
« L´Argentine contestera très certainement la sentence Suez, en déposant une demande en annulation. Ce droit qu´elle a systématiquement exercé a fini par porter ses fruits », note la Mission économique française à Buenos Aires.
O. U.