2010 sera grand et même très grand, en rouge et blanc », selon Denis Dubourdieu, directeur de l’Institut des sciences de la vigne et du vin à Bordeaux. Une bonne nouvelle, presque incroyable, tant les millésimes 2008 et 2009 étaient déjà exceptionnels. Trois années de grande réussite, qui permettent aux “petits bordeaux” d’asseoir leur réputation, bien qu’à l’ombre des des crus bourgeois ou des lafite-rothschild vendus à des prix “astronomiques” en Chine. “L’Autre Bordeaux”, comme nous les appelons au Moci, avec un certain respect, est la partie immergée de l’offre bordelaise, celle que l’on ne voit pas et pourtant, elle présente un des meilleurs rapports qualité-prix au monde. « Nous ne craignons personne », affirme, très sérieux, le dynamique président du Syndicat des bordeaux et bordeaux supérieurs, Bernard Farges. Selon lui, les sept appellations que l’on rencontre uniquement dans le département de la Gironde – six dans les vins tranquilles (bordeaux rouge, bordeaux supérieur rouge…), et une dans les effervescents (crémant de Bordeaux) — représentent « 55 % des bordeaux vendus dans le monde ». Trois cépages principaux pour ces vins d’assemblage : le cabernet-sauvignon riche en tanins, qui donne des produits colorés et complexes ; le cabernet franc, avec sa finesse et ses arômes de fruits rouges ; et le merlot, assemblé souvent à ce cépage d’appoint, riche en sucre, offrant sa rondeur et générant aussi un peu d’acidité.
« Depuis plusieurs années, les viticulteurs ont diminué leurs rendements », se félicite Bernard Farges. Résultat : des produits de plus en plus adaptés au goût du consommateur, des vins de convivialité, plus ronds et plus souples. Les bordeaux supérieurs, dont l’appellation est reconnue depuis 1943, illustrent parfaitement ce souci de maîtrise des rendements et de la qualité. Les contraintes sont, de fait, « supérieures » à celles des simples bordeaux, en termes de densité de ceps dans les plantations ou encore de sélection des raisins.
« Certains de nos produits sortant du lot peuvent concurrencer de grands vins », assure, avec passion, le président du syndicat des bordeaux et bordeaux supérieurs. Le cœur de gamme se situe entre trois et six euros, mais certaines bouteilles peuvent aussi frôler la barre des quinze euros. Château Reignac, un bordeaux supérieur à vingt euros la bouteille, bat régulièrement des vins plus réputés dans des dégustations à l’aveugle.
Pour que les bordeaux supérieurs émergent, leur syndicat prône « une nouvelle segmentation plus simple et plus lisible pour s’adresser au consommateur national et étranger ». Ainsi, il travaille depuis quelques années à une nouvelle dénomination “bordeaux premier cru”, pour remplacer l’appellation bordeaux supérieur. Selon l’organisation professionnelle, « créer une appellation régionale plus haut de gamme valorisera aussi la qualité des vins ».
Au demeurant, le souci de la qualité est partagé par l’ensemble du vignoble bordelais. Dans le plan stratégique “Bordeaux Demain”, qu’il a présenté en juillet dernier, le Comité interprofessionnel des vins de Bordeaux (CIVB) prône une montée en gamme, estimant que la baisse des ventes de produits très bon marché, tant en France qu’à l’étranger, est inéluctable. Georges Haushalter, le président du CIVB, exhorte ainsi les viticulteurs à s’extraire de la variable prix, en migrant vers la qualité et en exploitant plus efficacement la grande diversité des appellations. En particulier, en jouant la carte du rosé, dont la qualité croissante attire de nouveaux consommateurs, et le claret, un rouge léger et frais, spécialité locale, qui doit plaire aux acheteurs à la recherche d’identité.
« Contrairement aux grands crus, soumis à la spéculation et à l’engouement de marchés comme la Chine, le prix de nos vins, heureusement, ne change pas beaucoup », se félicite Rémi Villeneuve, un petit producteur dans les appellations bordeaux, en blanc, en rouge et en rosé. Comme nombre de viticulteurs de Gironde, ses
50 hectares dans l’Entre-deux-Mers (territoire entre la Garonne, à l’ouest, et la Dordogne, à l’est) produisent une bonne partie de vrac. Pour l’ensemble des appellations bordeaux et bordeaux supérieurs, le vrac représente
70 %, mais pour Rémi Villeneuve, cette part s’élève à 80 %.
Or, certains opérateurs viennent aujourd’hui brader du vrac sous appellation bordeaux sur un marché déjà fragilisé par la crise. Le CIVB a ainsi dû s’emparer d’un dossier vital pour une myriade de petits viticulteurs. Sous son impulsion, plusieurs metteurs en marché et négociants de la place bordelaise ont accepté la définition de prix d’orientation. En outre, des contrôles peuvent maintenant être effectués sur des lots si les prix réalisés lors des transactions paraissent trop bas.
« Notre intérêt n’est pas de lutter contre les concurrents chiliens ou autres en proposant des prix très bas, comme l’ont fait les Italiens pour se maintenir au Royaume-Uni », plaide Bernard Farges. En revanche, défend-il, « sachons utiliser nos atouts, notre terroir, notre diversité et l’image internationale de Bordeaux. Le nom est connu dans le monde entier et les bordeaux et bordeaux supérieurs, en particulier, en bénéficient, puisqu’aujourd’hui ils représentent 75 % de tous les bordeaux vendus en Chine ».
Tout nouvel exportateur dans l’Empire du Milieu, Rémi Villeneuve est heureux de pénétrer le marché dans le sillage des grands crus. « Les petits vins profitent de la notoriété exceptionnelle du bordeaux, et çà marche. Ma propriété familiale, qui produit au total 2 700 hectolitres par an, vend ainsi de bons volumes en Chine à des prix intéressants », se réjouit le dirigeant de Château Motte Maucourt, à Saint-Genis-du-Bois.
À côté des bordeaux et bordeaux supérieurs, d’autres vins proposent un bon rapport qualité-prix. Les côtes-de-bordeaux représentent ainsi 15 % de la production bordelaise, quand les bordeaux et bordeaux supérieurs constituent une part majeure, de l’ordre de 68 %. En termes de prix, cette appellation récente (31 octobre 2009) se situe au niveau des bordeaux supérieurs, avec des produits légèrement mieux valorisés. Selon la directrice de l’Union des côtes-de-bordeaux (UCB), Audrey Bourolleau, le prix moyen est de 4,50 euros la bouteille.
L’appellation côtes-de-bordeaux réunit quatre terroirs : Blaye, Cadillac, Castillon et Francs.
« Ce sont des vins souples et assez fruités, donc accessibles et se buvant facilement. Il y a des produits de garde, mais l’UCB ne communique pas sur eux. Nous mettons en avant la convivialité et le rapport qualité-prix très abordable », explique Audrey Bourolleau. Les côtes-de-bordeaux sont presque exclusivement (à 97 %) en rouge. Le merlot représente 70 % de l’encépagement. Le cabernet-sauvignon est utilisé pour l’assemblage et on trouve un peu de malbec à Blaye. Avant la création de l’appellation, les Premières Côtes de Blaye étaient dans l’Hexagone l’appellation communale la plus connue, mais avec le taux d’exportation le plus faible des quatre, environ 7 %. Les quatre ensemble atteignent un petit 15 %, alors que les bordeaux et bordeaux supérieurs, avec son millier d’exportateurs réguliers, parvient à un taux d’exportation de 35 %.
Les Premières Côtes de Blaye ou les Côtes de Castillon ne pouvaient pas profiter jusqu’à présent de l’extraordinaire locomotive que représente le nom de Bordeaux. Cette époque est bien révolue, puisque depuis le millésime 2009, l’appellation Côtes de Bordeaux est obligatoirement mentionnée sur les étiquettes, à la suite des appellations communales Blaye, Cadillac, Castillon et Francs. À Blaye, on s’est maintenant fixé comme objectif de passer à 21 %. Dans le futur, le terroir de Sainte-Foix devrait aussi rejoindre l’appellation.
« Le nom de Bordeaux est un atout formidable, même sur notre premier marché extérieur, la Belgique, qui absorbe 20 % de nos exportations », se félicite Audrey Bourolleau. Chez le distributeur Delhaize, sept références signées côtes-de-bordeaux ont ainsi été retenues pour un prix moyen au consommateur de 6 euros, alors que les vins chiliens y sont vendus à 3,50 euros la bouteille.
Le mot Côtes est un plus. D’abord, parce qu’il identifie ces bordeaux par le relief. Toutes les vignes sont situées sur des coteaux exposés au sud et au sud-ouest. Les terroirs sont aussi graveleux et argilo-calcaires. Ensuite, le terme de Côtes, à l’instar des côtes-du-rhône, est connu dans toute l’Europe. Même en Chine, l’idée de hauteur n’est pas absente. On y produit le thé en terrasses, à flanc de montagne ou de colline.
À côté des châteaux, signés “Francs Côte de Bordeaux” ou “Cadillac Côtes de Bordeaux”, les opérateurs vont pouvoir lancer des marques sous la simple dénomination côtes-de-bordeaux, en assemblant des vins d’un ou de plusieurs des quatre terroirs. « Les négociants de la place ont tout de suite adhéré à notre projet, parce qu’ils y voyaient la possibilité d’améliorer leur sourcing », souligne Audrey Bourolleau. Le premier à se lancer a été le groupe CVBG, à Blanquefort. Depuis quelques mois, sa marque Dourthe Grand Terroirs Côtes de Bordeaux est distribuée en exclusivité au Japon par le spécialiste de la vente par correspondance Pieroth Japan. À 20 euros la bouteille vendue au consommateur final, ce produit 100 % merlot se trouve dans le cœur de gamme. Certes, la concurrence chilienne affiche des prix inférieurs (14 euros en moyenne), mais, les Japonais ayant acquis depuis des années une bonne connaissance de vins, CVBG croit en l’avenir de sa nouvelle marque.
La deuxième marque déclinée sous l’appellation côtes-de-bordeaux, Monopoles Nicolas Napoléon, était déjà utilisée par la société Herzberger pour vendre en Allemagne des bordeaux supérieurs. La famille Herzberger, propriétaire de l’entreprise éponyme à Sarrebruck, et de la société Nicolas Napoléon à Paris, a décidé de diversifier son offre de bordeaux, composée aussi de médoc et de saint-émilion, avec des produits adaptés à la grande distribution.
« Entre nos bordeaux supérieurs vendus entre 4 et 5 euros la bouteille au consommateur final et nos médocs à 6,99 euros et nos saint-émilion à 7,99 euros, nous avons pensé qu’il y avait une place pour des côtes-de-bordeaux à 6-7 euros », explique Anton Hermann, responsable Qualité de la marque Monopoles Nicolas Napoléon. La société Herzberger ne cible pas le hard discount (prix moyen : 1,89 euro la bouteille), mais développe une stratégie fondée sur le meilleur rapport qualité-prix. Ses clients sont les supermarchés et hypermarchés Rewe, Karlstadt, Kaufland ou Edeka.
Depuis la présentation de son nouveau produit au Salon international des vins et spiritueux à Düsseldorf, Prowein (27 au 27 mars 2011), Herzberger a commencé à livrer en Allemagne et entamé des discussions avec des acheteurs chinois, estoniens et tchèques. Son fournisseur, les Vignerons de Tutiac (ex-cave des Hauts-de-Gironde), est situé à Marcillac. « Nous l’avons choisi pour la qualité du produit et sa capacité à s’engager dans un projet à long terme », précise Anton Hermann.
Faisant écho aux propos du responsable allemand, Audrey Bourolleau estime que « ce n’est que dans trois à cinq ans que nous saurons si le projet de famille commune entre Blaye, Cadillac, Francs et Castillon fonctionne ». Très rapidement, la directrice de l’UCB entend, pour sa part, prospecter des marchés émergents en Asie. Autres cibles, des pays plus traditionnels, mais rémunérateurs, comme les États-Unis.
François Pargny