Des contreforts du Larzac, ces coteaux qui s’alanguissent vers la mer à Lagrasse, au cœur des Corbières, on se souviendra toujours des Allemands. Ils ont débarqué il y a une quarantaine d’années dans la foulée des soixante-huitards français convertis à la dimension agraire de la révolution. Les uns – les Français –
ont élevé des chèvres et tissé des kilomètres de couvertures pure laine, tandis que les autres – les Allemands – prêchaient la révolution verte aux viticulteurs des lieux. Une caricature ? « Les alternatifs allemands sont venus défendre le Larzac. Ils ont sympathisé avec les vignerons et inventé le commerce équitable au bénéfice de vignerons qui, à l’époque, crevaient de faim », confirme Thierry Julien, propriétaire du Mas de Janiny à Saint-Bauzille-de-la-Sylve et président de l’Association interprofessionnelle des vins biologiques du
Languedoc-Roussillon (AIVB-LR). « Ils sont arrivés à Lagrasse et Ribaute au tout début des années 70. Ils ont ouvert le marché allemand aux vignerons du coin, à la condition d’adapter la production à leurs exigences », se souvient Claude Vialade, Pdg des domaines Auriol à Lézignan-Corbières, dont la structure commercialise 95 % de ses 10 millions de cols à l’exportation, dont une gamme bio. Une convertie de longue date puisque son père, Jean Vialade, l’une des figures de proue des Corbières exploitait son domaine Mont-Mija en bio depuis 1960.
C’est ainsi que le plus grand vignoble de France, avec ses 246 000 hectares et ses 12 millions d’hectolitres de vins est devenu avec 12 600 hectares certifiés ou en cours de l’être, le plus important producteur de vins étiquetés bio en France.
Ce vignoble immense qui enserre le golfe du Lion a frisé l’apoplexie. Une conséquence lourde de la sociologie française. Reprenons l’histoire : jusqu’au milieu des années 60 du siècle dernier, le Français consomme, bon an mal an, 120 litres de vin par an. Un vin encore considéré comme « boisson hygiénique » pour les travailleurs de force que sont les ouvriers agricoles ou de la sidérurgie. Mieux encore, chaque conscrit dispose d’un “quart” de vin dans sa ration quotidienne. Tout ce que la plaine languedocienne peut produire est épongé immédiatement.
Et le Roussillon vit dans une euphorie à peu près identique. L’encépagement et le soleil propres à la vallée de l’Agly, au cœur du pays catalan, vouent la région à la production de vins doux, marqueurs d’une génération de consommateurs. En trente ans, la vague hygiéniste vient tout balayer, la génération des vins doux a vécu, tandis que le travailleur de force a cédé la place à la machine. Très logiquement, la consommation s’effondre, divisée par deux en trente ans, tandis que les surfaces plantées un demi-siècle plus tôt subsistent. L’implacable loi de l’offre et de la demande s’impose, et les cours s’effondrent à la mesure de la chute de la consommation.
Ironique raccourci de l’histoire, la région de France qui a planté les premiers ceps de vigne sous l’égide des Romains sera la première à en arracher deux millénaires plus tard. À chaque crise, sa campagne d’arrachage.
La dernière en date a entraîné la disparation de près de 16 000 hectares en trois ans. Mais, le Languedoc-Roussillon dispose d’autres atouts que ces seules mesures politico-économiques pour s’en sortir. Les terroirs, mystérieuse équation entre la géologie et la climatologie existaient depuis l’époque romaine. Un empirisme qui ne trompe personne, à commencer par quelques esprits éclairés, a amené des investisseurs disposés, eux, à mettre en équation le prix de l’hectare et son potentiel qualitatif. Quelques noms sont sortis du lot au cours des vingt dernières années, sortant des cuvées en rupture totale avec le commun de la production signée par les coopératives qui tenaient le haut du pavé. Le carignan, cépage productif jusqu’aux outrances a été dompté,
le grenache alcoolique dans ses extrêmes a été maîtrisé et le Languedoc s’est retrouvé une identité nouvelle, en créant même une mode. Le Roussillon a connu une évolution similaire. « On voit des vignerons abandonnant leurs terres », se désole Lionel Lavail, directeur général des domaines Cazes à Rivesaltes et arrache le cœur de ce Catalan proclamé. Abandonnées par des vignerons du cru, mais reprises par des “étrangers”, venus de Paris ou du Bordelais. Les environs de Latour de France et des Fenouillèdes se repeuplent de vignerons venus d’ailleurs. Et ici, comme en Languedoc, le miracle s’opère : les vins n’ont plus grand-chose de commun avec leurs prédécesseurs et les prix non plus, bien qu’ils restent dans des limites plus qu’abordables.
La démonstration est faite que la rupture avec la productivité – au détriment de la qualité – qui a prévalu pendant des décennies rendait la parole aux terroirs. Il restait à trouver une identité propre qui démarque les millions d’hectolitres languedociens de la masse des vins français. Où l’on en revient à nos néo-écologistes allemands des années 70. L’empreinte est restée dans deux régions des Corbières et des Coteaux du Languedoc. « il est à peu près inconcevable qu’un jeune qui s’installe dans la région fasse autre chose que de l’agriculture biologique », décrète Jean-Philippe Granier, directeur au syndicat des Coteaux du Languedoc, vigneron lui-même et inscrit dans cette logique. « La climatologie, avec trois cents jours de vent par an, y est parfaitement adaptée », renchérit Lionel Lavail.
Se pose alors la question du positionnement sur le marché en matière de prix. « Le Languedoc-Roussillon a une carte à jouer en ces temps de perte de pouvoir d’achat », jure Thierry Julien. « Même cultivé en bio, le vin du Languedoc est à peine plus cher que le conventionnel », assure-t-il. Vues du côté du producteur ou du consommateur, les lignes ne devraient guère bouger dans les années à venir. En doublant ses chiffres actuels, la production estampillée bio ne devrait guère dépasser 10 à 12 % des surfaces cultivées. Les vignobles du Languedoc atteindraient un point d’équilibre autour duquel vignerons et consommateurs trouveraient leur compte. Les premiers en s’ouvrant plus aisément des marchés à des prix rémunérateurs et les seconds, avec un produit de qualité vendu à un prix raisonnable. Jérôme Villaret, directeur du Conseil interprofessionnel des vins du Languedoc (Civl) le confirme : « Le bio est un axe important dans la revalorisation des appellations,
le consommateur acceptant de payer un tout petit peu plus cher. » Passant de la parole au geste, l’interprofession a intégré des vignerons bio dans toutes ses commissions. Une chance pour la région de conserver ses paysages dans lesquels le blé dur – naturellement biologique – commence à supplanter la vigne disparue.
Alain Bradfer