À la toute fin du xixe siècle, le jeune Artaud entame un tour du monde avec ses deux ours dressés. Il s’arrête à New York et s’y installe. Saisi par le mal du pays, il revient en France en 1912 et achète pour ses vieux jours le château du Tariquet, une lourde bâtisse gersoise à laquelle sont attachés sept hectares de vignes survivantes du phylloxéra. Son fils Jean-Pierre, barman new-yorkais mais patriote dans l’âme, revient combattre en 1914.
Blessé, saigné à blanc par un coup de baïonnette, il perd la mémoire jusqu’en 1922. Il repart pour les États-Unis, y retrouve son épouse Pauline, la femme de chambre, conçoivent une fille, Hélène et reviennent sur le domaine acheté en 1912. Pierre Grassa, fils d’Espagnols, travaille dans un salon de coiffure avant d’être mobilisé en 1939. Fait prisonnier, s’évade et entre dans la Résistance du côté d’Eauze, dans le Gers. Il y rencontre Hélène, l’épouse et s’acharne avec elle à remonter la propriété. Très logiquement, puisqu’on est en Bas-Armagnac, on y cultive une vigne dont le vin est distillé. Un alcool vendu en vrac à la banque, constituant ainsi un stock dans lequel on puisait au gré des besoins. Une pratique locale immémoriale.
Quatre enfants naissent de ce mariage, dont deux, Maïté et Yves Grassa reprennent la propriété en 1972.
Fini le vrac, on vend désormais l’armagnac en bouteille. Dix ans plus tard, Yves et Maïté innovent et produisent un vin blanc sec dont la grand-mère, Hélène glissait des bouteilles dans les expéditions d’armagnac. Ils rencontrent Thierry Cabanne, un Français expatrié en Angleterre, passionné autant par les chevaux que par les vins français qu’il importe. Séduit par l’approche anglo-saxonne des vins du domaine, il leur ouvre le marché britannique conquis par une bouteille qui a emporté le Wine Challenge en 1985. La recette de la séduction est simple :
« Nous avons bousculé les codes à l’arrivée des vins du Nouveau Monde », résume Rémy Grassa, troisième dans la génération des Grassa, à la tête de la propriété avec son frère Armin. Avec, toujours présente, la tante Maïté, le canotier inébranlablement vissé sur la tête. Sur ces terres où ne se cultivaient que l’ugni blanc et la folle blanche, des cépages destinés à la distillation, Yves Grassa a ajouté le chardonnay bourguignon, le sauvignon bordelais et les manseng béarnais. « La Gascogne est une terre d’accueil », sourit Rémy Grassa qui ajoute : « À l’époque, il n’y avait rien dans la gamme des vins de plaisir et mon père était très libre dans ses raisonnements. Il a joué du fruit frais, mûr et aromatique, sans trop d’alcool. » Passionné de technique, Yves Grassa investit lourdement dans un outil qui permet le travail par le froid et la stabulation, tout au long de l’année avec des mises en bouteilles à la commande. « C’est ce qui nous a donné une image industrielle », concède Rémy Grassa. Celle qui donne cette moue aux dégustateurs patentés, mais séduit le consommateur.
La réplique est donnée aux vins du Nouveau Monde. La Grande-Bretagne est sous le charme du Tariquet de 1985 à la crise de la Livre sterling de 1991. Puisque l’Angleterre se met à faire défaut, l’offensive est menée en Allemagne et aux États-Unis. Avec un retour sur le marché français qui explose de 1997 à 2004 au point de représenter aujourd’hui 60 % des ventes, laissant le reste à l’exportation. La révolution du vin blanc ne peut faire oublier la lente évolution de l’armagnac, fonds de commerce originel de la maison et garant des revenus de la génération suivante. Un produit ringardisé par ce vin blanc à l’identité jeune et décontractée ?
Pas vraiment. « La tendance actuelle à la mondialisation amène en contrepartie une recherche identitaire. On ne s’en rend pas bien compte en France, mais c’est sensible dans des pays comme le Québec avec des jeunes qui sont dans le coup », constate Rémy Grassa. Il en veut pour preuve des ventes passées de 125 000 à 150 000 bouteilles par an, chiffre qui devrait doubler d’ici à cinq ans avec l’arrivée dans la consommation de la Chine et du Brésil. Avec, il est vrai, un clin d’œil au marketing en embouteillant une certaine gamme dans des bouteilles épousant la forme de celles de whisky. Une initiative à double détente : les ventes de vin ont suivi celles de l’armagnac en Chine.
Alain Bradfer