Il n’est pas un jour où Kiev et Moscou, depuis le renversement en février du président ukrainien Ianoukovitch et surtout l’annexion de la Crimée, ne se lancent des menaces. Et ce n’est certainement pas cette semaine à Paris, placée sous le signe de la Russie, qui aura permis aux hommes d’affaires français d’être rassurés. En effet, les trois évènements majeurs qui s’y sont tenus – le séminaire « Quel avenir pour les partenariats franco-russes ? » au Medef, le colloque « Coopération et regards croisés sur le monde » à l’Assemblée nationale et le petit déjeuner sur « les actualités et les perspectives en Russie » au siège parisien du cabinet Gide – laissent planer un doute immense sur les intentions du président Poutine, la capacité de l’Union européenne à peser sur l’avenir de l’Ukraine et le soutien qu’apporteront en définitive les États-Unis au règlement d’un conflit, pacifique ou non.
Le scénario du « pourrissement » et de « l’engrenage »
Première source d’inquiétude, « il n’est pas exclu que Vladimir Poutine, enivré par une victoire facile en Crimée, veuille aller plus loin », estime un ancien ministre français, faisant allusion aux risques d’invasion de la partie orientale de l’Ukraine. « L’Occident, selon lui, serait alors obligé d’escalader ». Une possibilité que n’exclut pas non plus un ancien ambassadeur, qui, toutefois, privilégie un autre scénario, celui du « pourrissement ».
Le « plus probable, pense-t-il, est qu’il y ait des tensions permanentes, avec des bâtiments qui tombent et des morts ». Mais « peut-on éviter l’irréparable ? », s’interroge encore ce diplomate, qui constate que le président russe dispose d’une « Douma (Assemblée législative) introuvable », c’est-à-dire sans opposition, du « ralliement de toute la population jusqu’aux artistes ». Ce qu’il craint, c’est l’engrenage, le fait que Vladimir Poutine ait pu créer « le risque d’une politique intérieure de plus en plus agressive ».
Les freins à une politique russe agressive
Le numéro un russe pourrait, néanmoins, être enclin à la modération pour deux raisons : d’abord, pour soulager une économie en souffrance. Après une baisse de sa croissance à 1,3 %, contre 3,4 % en 2012, le produit intérieur brut devrait afficher + 0,5 % cette année. Au demeurant, « les investissements publics figurant parmi les priorités économiques, il ne faut pas compter sur une relance budgétaire pour stimuler la consommation privée, traditionnel moteur de la croissance économique ces dernières années », observe un économiste à Moscou.
La Russie a aussi besoin d’investissements, ce qui nécessite d’établir ou de rétablir la confiance avec les opérateurs économiques, étrangers et locaux. De fait, l’investissement est faible et, depuis la crise, les capitaux sortent du pays : 63 milliards de dollars en 2013, 64 milliards rien qu’au premier trimestre 2014. La Russie a besoin du savoir-faire, de la technologie occidentale. De réaliser aussi des réformes structurelles, car elle n’est classée qu’au 92e rang dans le rapport 2014 Doing Business de la Banque mondiale. Mais « rien n’indique, cependant, que le freinage économique sera assez puissant. Son influence serait plus envisageable à moyen-long terme qu’à court terme », selon l’ancien ministre français.
Deuxième raison, la peur que la politique agressive de Vladimir Poutine inspire dans la région. Et ce, jusqu’à la Biélorussie, pourtant membre d’une union douanière à trois avec le Kazakhstan. Après l’annexion de la Crimée, le président Ilham Aliev, souvent appelé le Poutine d’Azerbaïdjan, « m’a dit A qui le tour ? », rapporte un diplomate.
Barack Obama pour une politique de fermeté ?
Deuxième source d’inquiétude, la politique américaine. « La France est le deuxième ou troisième investisseur étranger en Russie, les États-Unis seulement le cinquième », note Emmanuel Quidet (notre photo), le président de la Chambre de Commerce et d’Industrie française en Russie (CCIFR). Et le commerce de l’UE avec la Russie est aussi très développé, ce qui est bien moins vrai pour la patrie de Barack Obama.
Le fait que Washington ait peu à perdre sur le plan économique pourrait renforcer la détermination que l’on prête au chef de la Maison Blanche de se montrer ferme vis-à-vis du Kremlin pour effacer l’image d’un président qui aurait été faible au moment d’agir militairement en Syrie. Si les Occidentaux décidaient alors d’abandonner les sanctions politiques (interdiction de visas à des personnalités proches du président Poutine…) pour monter d’un cran avec des sanctions économiques, les risques de rétorsion seraient grands.
Or, « il s’agit du seul marché européen avec de véritables perspectives pour les Français », martèle Emmanuel Quidet, qui vient de rencontrer le ministre français des Affaires étrangères et du développement international, Laurent Fabius. La Russie est ainsi le premier marché mondial de Danone, de Servier ou de Renault, qui y détient 40 % du marché automobile.
Les grands investissements du futur en Russie
Le plus vaste Etat de la planète est aussi très riche en matières premières : hydrocarbures, minerais. Il approvisionne à 60 % Airbus et Boeing en titane et, selon Bruno Cotté, le directeur général international de Safran, la production d’avions s’arrêterait « au bout de six mois » si Moscou suspendait toute livraison.
Avec le réchauffement climatique, de nouvelles routes maritimes devraient être ouvertes un jour dans l’océan arctique. Le développement du corridor nord-est profiterait surtout à la Russie qui y dispose de grands ports (Mourmansk, Arkhangelsk). Moscou s’équipe (brise glaces nucléaires…), construit des infrastructures (bâtiments…). En Extrême-Orient, le groupe Shell a obtenu l’appui de Vladimir Poutine pour produire du gaz naturel liquéfié (GNL) à Sakhaline au nord du Japon.
Selon un diplomate, « en Russie, la priorité n’est pas le TGV, mais le transsibérien entre Moscou et Vladivostok renforcé pour le transport de marchandises européennes vers la Chine et russes à l’étranger ». Les chemins de fer allemands et russes ont, d’ailleurs, signé un accord pour le transport de marchandises entre l’Allemagne et la Chine.
Dans la vie quotidienne, la crise russo-ukrainienne ne semble pas peser encore sur les relations économiques. « Nous avons toujours les mêmes problèmes pour obtenir des permis de travail et des visas, et les mêmes obligations en matière d’acquisition et de concentration », délivre un chef d’entreprise à Moscou, qui s’interroge, toutefois, sur l’avenir. Les institutions économiques, françaises et russes notamment, conservent « leurs bons rapports et leur dialogue », assure-t-on chez les Conseillers du commerce extérieur de la France (CCEF).
Présente au Medef en début de semaine,la directrice du département des pays européens et des États-Unis auprès du ministère russe du Développement économique, Elena Danilova, également coprésidente de la session administrative du Conseil économique, financier, industriel et commercial (Cefic) franco-russe, aurait indiqué qu’il n’est pas prévu de reporter le prochain Cefic. Les dates de la réunion ne sont, cependant, pas encore connues.
François Pargny