Politologue et spécialiste des enjeux stratégiques internationaux, auteurs de nombreux essais sur ces sujets, Bruno Tertrais, directeur adjoint de la Fondation pour la recherche stratégique et expert associé de l’Institut Montaigne, fera l’ouverture, le 5 septembre à Fontainebleau, de l’Université d’été de TTI Success Insight (1), dont Le Moci est partenaire. Son thème est d’une actualité brûlante dans le contexte des conflits en cours en Ukraine et au Moyen-Orient, et des tensions commerciales ravivées par la guerre des « tariffs » de Donald Trump : « L’impact de la géopolitique en entreprise ». Dans cet entretien exclusif, l’auteur de plusieurs essais récents sur ces enjeux (2), partage sa vision des défis que posent aux entreprises les basculements géopolitiques du moment.
Le Moci. Où situez-vous l’Union européenne dans la « Guerre des mondes » que vous évoquiez en 2023 ?
Bruno Tertrais. Le problème de l’Union européenne est qu’elle ne veut pas être « un herbivore dans un monde de carnivores », pour reprendre une expression de responsables allemands, il y a une dizaine d’années. Autrement dit, si elle ne veut pas être au menu, il faut qu’elle soit à la table !
Pour moi, se posent trois questions essentielles pour l’Union européenne.
La première est : est-elle capable de s’unir pour résister à l’appétit des prédateurs ? Il n’y a pas de réponse simple, on y reviendra.
La deuxième question : faut-il avoir une politique d’équilibre délibérée entre les États-Unis et la Chine où n’est-ce pas de l’équilibrisme que de vouloir se fourvoyer à tout prix ?
Et enfin la troisième, que je souhaite relier aux deux précédentes : l’Europe peut-elle réconcilier la transition énergétique et la transition géopolitique ? En d’autres termes, est-il possible pour l’Europe de continuer sur la voie qu’elle s’est collectivement choisie il y a quelques années avec le Green Deal, celle de la transition verte, sans tomber sous la coupe de la Chine qui est, dans les faits, la seule source d’approvisionnement à un coût acceptable des équipements et instruments essentiels à la transition énergétique dans les années qui viennent ?
Le Moci. Le Green Deal a bouleversé l’environnement des entreprises pour une cause que les citoyens partagent, la lutte contre le réchauffement climatique, qu’il faut absolument limiter. L’Union européenne a-t-elle vraiment d’autres choix que de chercher une relation plus équilibrée avec la Chine ?
Bruno Tertrais. C’est une fausse alternative. On a toujours le choix. Et si le coût ou la résistance d’une certaine partie de l’opinion publique, ou les choix faits par la prochaine génération des responsables européens, nous conduisent à ajuster la direction, c’est tout à fait possible.
J’observe aussi que les deux parties ont intérêt à avoir, d’une part, un dialogue sans concession, et d’autre part, de faire des compromis maximisant leurs intérêts respectifs. A ce stade, il me semble que l’Union européenne comme la Chine sont toutes deux enclines à trouver des compromis qui seront peut-être plus facile à trouver qu’avec l’Amérique de Donald Trump.
Le réveil de l’Europe sur la défense
« donne aux entreprises une prévisibilité
qu’elles n’ont pas eue depuis assez longtemps »
Le Moci. Le réveil de l’Europe en matière de défense, qui se traduit par une augmentation des investissements et de nouveaux marchés pour l’industrie de défense française, est-elle une bonne chose dans le contexte actuel ?
Bruno Tertrais. Je souhaite observer tout d’abord que ce réveil m’apparaît durable. Il est raisonnable d’escompter que l’investissement national et collectif dans la défense ne sera pas remis en cause au moins pour les cinq prochaines années.
Cela posé, oui, c’est une bonne chose que l’Europe puisse se dégager d’une trop forte dépendance des États-Unis dans ce domaine et être capable de montrer, à la Russie en particulier, qu’elle a la volonté et la capacité de se défendre si nécessaire, même sans l’Amérique.
La question est de savoir si les pays européens les plus endettés, donc y compris la France, auront la capacité dans la durée, c’est-à-dire à l’horizon 2030-2035, de maintenir cet effort d’investissement public dans la défense sans avoir à faire des choix drastiques dans d’autres domaines. Je ne sais pas comment la France arrivera à y consacrer 3 % de son PIB sans entrer en récession à l’horizon 2030-2035.
Le Moci. Pour l’industrie de défense française, qui était étroite mais bien plus développée que chez nombre de partenaires européens, c’est tout de même une opportunité réelle en termes d’ouverture de nouveaux marchés. La polarisation des grands blocs, notamment, semble inciter un certain nombre de pays émergents à diversifier leurs sources d’approvisionnement dans ce domaine, je pense au Brésil, à l’Inde, à l’Indonésie, aux pays du Moyen-Orient… Qu’en pensez-vous ?
Bruno Tertrais. Le tournant qui a été pris dans la culture stratégique européenne donne aux entreprises travaillant dans ou pour le secteur de la défense une prévisibilité qu’elles n’ont pas eue depuis assez longtemps.
Quant à la polarisation, et en tout cas le caractère de plus en plus aigu de la rivalité sino-américaine, il ne se traduit pas, en effet, par la constitution de blocs. Vous avez raison de souligner que nombre de pays émergents ne souhaitent pas s’inscrire dans un camp ou dans l’autre. Mais j’observe que cela a toujours été le cas pour des pays comme l’Inde, le Brésil ou l’Arabie saoudite. Ils n’ont jamais voulu dépendre d’un seul pays pour leur défense.
En même temps, il faut faire la différence entre l’Inde, qui a toujours tenu à un multi-alignement, et l’Arabie saoudite, qui ne rêve que d’une chose, conclure un accord de défense avec Washington. On ne peut pas les mettre tous dans le même panier, si j’ose dire !
J’observe que c’est un phénomène qui concerne aussi l’Europe, puisque nombre de pays européens ne souhaitent pas s’aligner sur les États-Unis face à la Chine. Le débat en Europe porte à la fois sur les aspects commerciaux mais aussi sur les aspects stratégiques d’ensemble. Avec des questions comme « quelle attitude avoir vis-à-vis de la Chine et est-ce que c’est bon pour notre relation avec les États-Unis ou pas ? ».
« Quelle relation les entreprises
doivent-elles avoir avec les États-Unis ? »
Le Moci. La guerre commerciale de Trump s’inscrit-elle, selon vous, dans la « Guerre des mondes » que vous décriviez dans un livre en 2023 (1) ?
Bruno Tertrais. J’ai fait une nouvelle édition de ce livre dans laquelle j’explique que la question est de savoir si l’Amérique va devenir un néo-empire comme les autres, à l’image de la Russie, de la Chine ou, dans une moindre mesure, de la Turquie, ou si elle va à un moment ou à un autre, revenir à la raison. Cela peut arriver au moment des « mid-terms » ou à la fin du mandat de Donald Trump.
Ce n’est pas la première fois que nous avons une guerre commerciale avec les États-Unis depuis un siècle, et même pendant la guerre froide. Cependant, nous sommes dans une situation très particulière aujourd’hui, dans laquelle nous avons un président qui considère que le mot « tariff » est le plus beau de la langue anglaise et qui voit les relations internationales à travers cet unique prisme.
Est-ce que la relation transatlantique est en train de prendre un tournant structurel qui nous éloignerait ou est-elle réparable ? A ce stade, elle me semble réparable.
Le Moci. Pour les entreprises, la situation, qui n’était déjà pas simple, est devenue extrêmement brouillée. Le dernier coup de massue infligé par Trump à l’Union européenne avec sa menace de 30 % de droit de douane au 1er août a sidéré les milieux d’affaires français et européens. Quelles solutions s’offrent à eux : se replier sur le marché français et européens ? Miser sur les blocs de commerce régionaux ? Quels points de repères leur donneriez-vous ?
Bruno Tertrais. Premier point de repère, la mondialisation n’est pas morte, elle change de forme. Nous ne voyons pas actuellement des changements majeurs dans les indicateurs clés que sont les ratios Commerce mondial/PIB mondial ou Investissement mondial/PIB mondial. Nous sommes arrivés il y a déjà une bonne dizaine d’années à une sorte de palier dans la mondialisation. Je pense qu’elle n’est pas susceptible de repartir rapidement mais il n’est pas évident non plus que le monde se referme et qu’on aille vraiment vers un découplage complet des économies chinoises et occidentales.
Nous sommes dans une situation d’entre-deux qui n’est pas très confortable pour les entreprises. Mais pour moi, la grande question qui se pose aujourd’hui aux entreprises, c’est « quelle relation doivent-elles avoir avec les États-Unis ? ».
Car l’imprévisibilité est totale, elle repose sur un seul homme. Pour le coup, c’est une situation originale. Je m’élève souvent contre l’affirmation selon laquelle le monde était beaucoup plus prévisible et stable il y a 30 ans, 50 ans ou 100 ans. Mais avec Donald Trump, nous sommes vraiment dans une situation particulière et inédite.
« La demande d’éclairage géopolitique
de la part du secteur privé est très importante »
Le Moci. Dans ces conditions, quels sont les points importants à prendre en compte lorsqu’un dirigeant d’entreprise réfléchit à l’avenir ?
Bruno Tertrais. Pour le secteur privé, je distingue plusieurs axes de réflexion à prendre en compte.
Le premier, c’est que l’Europe est un choix assez sûr. L’Union européenne a montré depuis vingt ans son aptitude à la résilience et sa capacité à s’adapter, même aux crises. Les trente dernières années nous enseignent que la construction européenne est assez solide, en dépit des poussées de nationalisme ça et là.
Le deuxième axe important, c’est qu’il ne me paraît pas raisonnable de parier sur un retour à la normale avec la Russie. Quelle que soit l’issue de la guerre en Ukraine dans les années qui viennent, il serait déraisonnable de penser que nous, Européens, pourrions reprendre des relations normales avec la Russie à échéance prévisible.
Le troisième point, c’est la possibilité faible mais pas insignifiante d’un grand conflit à propos de Taiwan. La probabilité d’une invasion de Taiwan par la Chine me semble aujourd’hui très faible, mais cette probabilité sera croissante dans les dix années qui viennent. Or, ce scénario serait tellement grave pour l’économie mondiale, à la fois par ses effets psychologiques et matériels, qu’il faut le prendre en compte.
Mais ça n’empêche pas – c’est mon quatrième axe de réflexion- que l’Asie, et notamment l’Asie du Sud-Est, est une région particulièrement attractive pour l’économie internationale. Les pays qui la composent arrivent tous à des stades de développement économique et d’évolution démographique qui les rendent aptes à devenir d’importants lieux de croissance dans les dix à quinze ans qui viennent.
Le Moci. Que peut apporter la géopolitique aux dirigeants d’entreprises et trouvez vous que les entreprises françaises sont suffisamment dotées dans ce domaine ?
Bruno Tertrais. Je constate un regain d’intérêt considérable pour la géopolitique, qui n’a fait que monter depuis trois ans avec la Russie, le Moyen-Orient, la Chine, Trump. La demande d’éclairage géopolitique de la part du secteur privé est très importante. La prise de conscience est là !
Est-ce que les entreprises françaises sont mieux ou moins bien armées que d’autres entreprises occidentales ? Non, je ne le crois pas du tout. La prise de conscience est large. Il y a même un débat au sein des grandes entreprises : faut-il qu’elles se dotent de « CGO »- Chief Geopolitical Officer ? Je n’ai pas de conseil à donner sur le sujet.
Ce que je peux dire en revanche, c’est que l’éclairage géopolitique doit être pris en compte en amont dans la stratégie des entreprises et non pas être considéré comme un à-côté, un élément du paysage.
Propos recueillis par
Christine Gilguy
(1) Université d’été de TTI Success Insight, « L’impact de la géopolitique en entreprise »- 5 septembre 2025- Château de Fontainebleau. Informations et inscriptions : cliquez ICI.
(2) La guerre des mondes : le retour de la géopolitique et le choc des empires– Editions de L’Observatoire-2023