Spécialisé dans les pompes et robinetteries industrielles, le groupe allemand KSB (2,4 milliards d’euros de C.A, 10 000 salariés dans le monde), très internationalisé et engagé dans la décarbonation de ses activités, possède en France sa plus grosse filiale, qui exporte 80 % de sa production vers l’Europe, l’Afrique et le Moyen-Orient. Son président, Boris Lombard, également à la tête de la division vannes monde du groupe, croisé à la REF (Rencontre des entrepreneurs de France), l’université d’été du Medef, le 26 août, répond aux questions du Moci sur les sujets de préoccupation du moment des dirigeants d’entreprises français : les tensions géopolitiques, la montée du protectionnisme, la transition écologique et la situation politique française incertaine depuis les législatives anticipées, en attendant la nomination d’un nouveau Premier ministre. Sur ce dernier point, à l’unisson des discours entendus lors de la REF, il appelle à ne pas toucher à la politique de l’offre qui a permis d’amorcer un mouvement de réindustrialisation de la France qu’il estime encore fragile.

Le Moci. Quels sont les conflits qui ont impacté le plus les activités du groupe KSB ces deux dernières années ?
Boris Lombard. Je ne crois pas que l’on puisse dire que les conflits militaires auxquels on assiste aujourd’hui aient eu vraiment beaucoup d’impact. Pour être très honnête avec vous, KSB avait une présence importante en Russie mais non essentielle pour le groupe, de sorte que ce dernier a été relativement préservé lors du déclenchement du conflit en Ukraine. Le deuxième conflit récent est celui entre le Hamas et Israël. En termes de marché, il n’y a pas d’impact nouveau non plus puisque la situation au Moyen-Orient était déjà marquée par la fermeture du marché iranien pour cause de sanction.
Néanmoins, ce dernier conflit a des impacts logistiques en raison de la fermeture du canal de Suez à la suite des attaques houthies sur les navires marchands. Cela nous oblige à patienter davantage pour toutes nos fournitures arrivant d’Inde ou de Chine car les bateaux doivent contourner l’Afrique. D’autant plus que tout cela arrive au moment où les Etats-Unis annoncent de nouvelles taxes sur les produits chinois importés d’ici la fin de l’année, entraînant un phénomène d’anticipation de la part d’un certain nombre d’acteurs sur le marché. Et cela s’ajoute à une pénurie de conteneurs sur le marché, elle-même alimentée par certains acteurs qui anticipent les retards de livraison et augmentent leurs stocks de sécurité.
Cela nous met finalement dans une situation assez similaire à celle de la période Covid. Nous autres, industriels, nous sommes habitués depuis le Covid à gérer de façon rapide et agile différentes situations de pénurie et de disruption de nos chaînes d’approvisionnement. Cela exige une capacité de réaction très forte, d’être beaucoup plus près des équipes opérationnelles. Il y a cette nécessité absolue d’être sans cesse réactifs, sur le pied de guerre, pour faire face à ces déconvenues.
« Le groupe investit pour pouvoir servir les marchés locaux ou régionaux »
Le Moci. La filiale France de KSB est la plus importante du groupe et exporte 80 % de sa production. Quels sont vos principaux marchés export ?
Boris Lombard. Essentiellement en Europe, au Moyen-Orient et en Afrique. Depuis quelques années, le monde est extrêmement marqué par une régionalisation des chaînes de valeur, donc le terrain de jeu d’une usine située en Europe est essentiellement dans cette zone. On a également des exportations vers la Corée et vers les Etats-Unis depuis la France mais ce n’est pas le gros du volume. Ce phénomène de régionalisation se manifeste un peu partout et c’est la raison pour laquelle le groupe investit pour pouvoir servir les marchés locaux ou régionaux.
KSB en France
KSB est présent en France depuis 1951 et s’est renforcé en procédant à des acquisitions.
KSB France SAS compte 4 usines de production, 17 ateliers de service (et un réseau de partenaires dans ce domaine) et emploie 1 200 salariés. C’est l’usine de Sequedin, près de Lille, produisant des pompes de relevage pour la France et l’export, qui bénéficie actuellement d’un investissement de 13,5 millions d’euros pour réduire son empreinte carbone de 85 % d’ici 2026 et plus au-delà.
Le Moci. Ces marchés ont-ils été impactés par les diverses crises que nous avons connues, notamment la crise de l’énergie et l’inflation et en avez-vous subi des conséquences sur vos activités export ?
Boris Lombard. Oui, évidemment. L’Europe s’est retrouvée dans un phénomène de ciseaux ces dernières années, avec une croissance en berne, une inflation très forte, des coûts en hausse, une pression sur les salaires légitime du fait de l’inflation, des taux d’intérêt très élevés, et tout cela au moment où l’on doit investir dans la transition écologique. Cela s’est traduit pour nous par une baisse des volumes, observée sur l’ensemble de la profession, et ce pendant 18 mois. On s’en est sorti un peu mieux que la moyenne quand on voit qu’en Allemagne, encore sur le premier semestre, on constate une baisse de 9,5 % des volumes dans l’industrie mécanique par rapport au 1er semestre de l’année dernière. En comparaison, nos résultats sont « flat » à l’issue du 1er semestre.
Cette baisse des volumes n’est pas forcément visible dans notre chiffre d’affaires car elle a été en partie compensée par une hausse des prix pour maintenir la profitabilité de nos activités. D’une certaine manière, cela a aussi transformé une partie de nos marchés, qui ont évolué vers des marchés de valeur et non plus de volumes.
« La transition écologique nous incite à introduire de nouveaux business model plutôt basés sur le service »
Le Moci. Qu’est-ce que cela signifie exactement ?
Boris Lombard. Cela signifie qu’il faut privilégier l’innovation, le tandem produit-service. Cela signifie aussi que la transition écologique nous incite à introduire de nouveaux business model plutôt basés sur le service. Nous avons également développé de nouveaux produits éco-conçus. Le premier, au niveau du groupe, est sorti de l’usine de Lille en 2020. Concrètement, nous avons créé une pompe pour laquelle dès la conception, nous avons pris en compte l’impact carbone de l’ensemble du cycle de vie. Et c’est une « best practice » que nous avons essaimé au sein du groupe et qui devient aujourd’hui un critère majeur pour le développement de nos produits. Moi-même, en plus de la présidence de la filiale française, je suis responsable de la division robinetterie pour le monde et le mot d’ordre que j’ai donné à toutes nos équipes est « pas de développement de nouveau produit s’il n’est pas éco-conçu ».
Aller vers un marché de valeur, c’est avoir une proposition de valeur qui évolue en phase avec les attentes de nos clients. Cela contribue d’ailleurs, parmi d’autres facteurs comme les aléas de la logistique ou les tensions protectionnistes, à la régionalisation des chaînes de valeur. Dès lors que vous mêlez service et produit, vous ne pouvez plus produire à l’autre bout du monde. Vous devez au contraire le faire très localement pour pouvoir adapter vos solutions aux besoins des clients. Dès lors que vous voulez réduire l’impact carbone de vos produits, vous devez nécessairement miser sur un circuit beaucoup plus court de vos chaînes d’approvisionnement.
Le Moci. Certains industriels disent que la transition écologique va trop vite. Quel est votre point de vue, est-ce la voie de l’avenir pour KSB ?
Boris Lombard. Nous sommes engagés dans ce processus depuis une vingtaine d’années. Nous avons participé avec l’ensemble de la filière à la mise en place de nouvelles normes européennes dès 2013 pour n’autoriser en Europe que la mise en marché de pompes efficientes, c’est-à-dire dont la consommation énergétique est de 80 % inférieure à celle des pompes autorisées jusqu’à présent. Au passage, cela a permis à la filière d’économiser 30 Tera Watt heure par an. Depuis 2013, en cumulé, c’est la consommation annuelle d’un pays comme l’Irlande !
Nous sommes engagés pour nos produits, car 98 % de leur empreinte carbone relève du scope 3. Et nous sommes engagés dans d’autres initiatives. Depuis 2018 en France, nous n’achetons que de l’énergie renouvelable. Nous travaillons également sur les mesures de sobriété. Entre 2019 et 2023, notre consommation de gaz a baissé de 42 %.
Peut-être est-on assis sur un business model qui nous place du bon côté de la barrière : on crée de la valeur avec nos produits en étant plus efficients, pour le client, pour l’entreprise et pour la planète. Cela nous pousse à aller dans ce sens. Peut-être que cela va trop vite pour certaines entreprises, mais raison de plus pour le faire.
Le développement durable est « un critère croissant en Europe »
Le Moci. Le critère « vert », « développement durable », est-il un critère important pour remporter des appels d’offres internationaux auxquels vous candidatez ?
Boris Lombard. C’est un critère croissant en Europe avec les grands donneurs d’ordre que sont les compagnies fermières dans des secteurs comme l’eau. Pour être très honnête, c’est un critère très fort mais essentiellement en Europe.
Le Moci. Cela signifie-t-il que dans des pays comme l’Arabie saoudite ou les Emirats arabes unis qui affichent pourtant leur volonté de verdir leur économie, ce critère ne compte pas ?
Boris Lombard. Non, car de toute façon, grâce à notre modèle économique, nous sommes dans des cas où l’intérêt économique rejoint l’intérêt environnemental. Une pompe qui va consommer beaucoup moins d’énergie c’est, au final pour le client, des économies colossales. Donc, en ce qui nous concerne, l’économique n’est pas l’ennemie de la protection de l’environnement. Nous arrivons à passer le message et à promouvoir des produits « verts » partout dans le monde.
Des pays deviennent de plus en plus sensibles à ces questions. Vous avez cité l’Arabie saoudite, on peut parler de la Chine, où certains clients deviennent de plus en plus attentifs au critère environnemental.
Protectionnisme : « Nous nous y préparons en investissant localement et en régionalisant nos chaînes de valeur »
Le Moci. Les tensions commerciales entre les grands blocs occidentaux -Amérique du Nord, Union européenne- et la Chine et la montée du protectionnisme douanier et réglementaire qu’elles entraînent vous inquiètent-elles ?
Boris Lombard. Bien-sûr, nous sommes attentifs à ces mouvements et nous nous y préparons en investissant localement et en régionalisant nos chaînes de valeur. Le groupe vient par exemple d’investir 18 millions d’euros dans l’élargissement de son usine de pompes à Shanghai afin de localiser notre production à destination du secteur de la chimie et de la parachimie. On investit cette année encore 3 millions d’euros dans notre usine de robinets en Chine pour localiser un certain nombre de produits que l’on fabrique par ailleurs en Europe et que l’on va continuer à produire en Europe. Cela nous permet de continuer à servir un marché qui ne pouvait être servi depuis l’Europe pour des raisons de compétitivité et de délais de livraison.
Cela dit, la régionalisation n’est pas un phénomène nouveau, ce type de stratégie d’investissement existe depuis une dizaine d’années. Cela répond à la nécessité de localiser les activités pour faire face aux compétiteurs régionaux et locaux et être plus réactifs vis-à-vis de nos clients. Cela nous permet également, puisque nous fonctionnons en circuit court, de nous prémunir contre une éventuelle montée des barrières aux frontières due aux tensions géopolitiques croissantes.
« Notre activité est beaucoup moins exposée qu’un certain nombre de secteurs comme, par exemple, l’automobile »
Le Moci. Votre secteur est-il exposé aux poussées de protectionnisme auxquels ont est en train d’assister entre l’UE et la Chine, avec cette escalade en cours à la suite de l’augmentation des barrières tarifaires sur les voitures électriques ou les panneaux solaires ? On peut également évoquer la perspective d’un retour de Donald Trump au pouvoir, qui pourrait signifier une politique protectionniste plus brutale de la part des Etats-Unis vis-à-vis du reste du monde.
Boris Lombard. Je pense que notre activité est beaucoup moins exposée qu’un certain nombre de secteurs comme, par exemple, l’automobile. Mais encore une fois, nous avons des clients locaux que nous servons avec des usines locales et nous sommes relativement bien armés face à ce type de situation. Donc, mis à part des problèmes d’approvisionnement de temps en temps liés à une pénurie de conteneurs ou, comme par le passé, de semi-conducteurs, qui ont affecté le monde entier, nous sommes relativement moins exposés que d’autres secteurs.
J’ajoute que notre maillage géographique international et la diversité des secteurs que nous servons -construction, industrie, mines, énergie, eau, etc.-nous permet de bénéficier d’une situation équilibrée et de tirer notre épingle du jeu en cas de crise dans tel ou tel marché. Le groupe est encore en croissance cette année, certes modérée, avec un niveau de profitabilité qui se maintient.
Le Moci. Vos secteurs porteurs pour les mois qui viennent ?
Boris Lombard. Nous avons des perspectives intéressantes dans différents marchés. L’énergie, secteur qui va connaître de fortes transformations, est un secteur très porteur. De nouvelles capacités de production sont en cours de développement en Chine, notamment depuis deux ans, et probablement en Inde à l’avenir. En Europe, c’est un mouvement de décentralisation de la production avec les énergies renouvelables qui est à l’œuvre, avec aussi le développement de l’hydrogène et du nucléaire. L’industrie également, qui est notre cœur de métier, est porteuse, avec notamment les nouvelles filières qui vont se créer et vont nous aider à retrouver des volumes après deux ans de baisse généralisée.
L’eau évidemment reste un marché très porteur dans le monde, et le bâtiment aussi, car même s’il souffre aujourd’hui, il se ressaisira nécessairement. En France par exemple, les taux d’intérêt élevés ont pénalisé la construction mais la pénurie de logements demeure. Je peux encore vous citer les mines, dans la mesure où se profile une pénurie de cuivre, à terme.
« La réindustrialisation du pays est très fragile »
Le Moci. La France traverse une situation politique un peu incertaine. Le pays a amorcé un mouvement de réindustrialisation. En tant qu’industriel, qui a bénéficié notamment du plan France Relance, quelles seraient les politiques publiques à maintenir selon vous pour poursuivre ce mouvement ?
Boris Lombard. La réindustrialisation du pays est très fragile. On a perdu en 40 ans près de 2,2 millions d’emplois dans ce domaine et on en a gagné environ 100 000 depuis 2017 : on a inversé la tendance mais on est encore loin du compte. C’est une affaire de longue haleine, c’est une affaire de confiance, c’est une affaire de politique de l’offre. Beaucoup a été fait depuis 10 ans en France, il y a eu une prise de conscience du danger de la désindustrialisation. La crise des gilets jaunes a ainsi été un symptôme des dégâts causés par l’appauvrissement des régions à la suite de la désindustrialisation et de la perte de perspectives pour les populations locales. Avec un certain succès, on a réussi à introduire une politique pro-business puisque cela fait 5 ans que la France est en tête des classements EY pour l’attraction des investissements étrangers en Europe.
KSB n’a pour sa part pas cessé d’investir en France et continue d’y investir : on a un investissement de 13 millions d’euros qui démarre cette année dans notre usine de Lille et qui va probablement être porté à 25 millions d’euros pour étendre la capacité de production, désamianter les bâtiment et décarboner nos activités. Nous voulons réduire de 85 % nos émissions de CO2 d’ici 2026.
Néanmoins, le mouvement de réindustrialisation est fragile. Le climat de confiance qui s’est instauré depuis quelques années peut rapidement se retourner. Pouvait-on aller plus vite ? C’est compliqué car cela repose beaucoup sur la confiance du secteur privé, qui ne se décrète pas. Il faut faire attention à ne pas la perdre.
Propos recueillis
par Christine Gilguy