Cabasse Audio, bien connu des audiophiles, vient de fêter ses 70 ans avec une grande ambition à l’international : devenir un leader mondial du Luxury Wireless Audio, l’audio de luxe sans fil. Depuis son rachat en 2014 par Awox, la PME française, intégrée au groupe Cabasse, dont le siège est à Montpellier, s’est complètement transformée pour accomplir, en quelques années, une mutation industrielle de grande ampleur visant à marier les savoir-faire de l’industrie traditionnelle de la hi-fi avec ceux des nouvelles technologies numériques. Et face aux perturbations de supply chain, elle résiste grâce à l’intégration de ses savoir-faire. Dans l’entretien exclusif qu’il nous a accordé, Alain Molinié, son P-dg, nous en dit plus sur sa stratégie.
Le Moci. Commençons par le commencement : que pèse Cabasse aujourd’hui en France ?
Alain Molinié. Historiquement, Cabasse audio est née en 1950. George Cabasse, issu de la sixième génération d’une famille de luthiers, un ingénieur passionné de musique et d’acoustique, l’a créée au moment où la hi-fi démarrait. A l’époque déjà, il avait développé une innovation majeure, une enceinte coaxiale, qui permet une parfaite restitution de la musique et des sons sans aucune altération, coloration ou distorsion. Puis au début des années 2000, Cabasse a été repris par le géant japonais Canon, qui voulait l’orienter vers le grand public.
Nous l’avons racheté en 2014 avec une vision : le marché de la hi-fi haut de gamme, qui s’était jusqu’à présent développé sur les haut-parleurs et les amplificateurs, allaient évoluer avec l’essor du streaming et les progrès technologiques. Il y a à peine 5 ans, les contenus proposés en streaming étaient trop pauvres en qualité pour justifier l’usage d’enceintes haut de gamme, des produits à 100 ou 200 euros pouvaient suffire. Ce n’est plus le cas aujourd’hui : on arrive sur certaines plateformes à une qualité 2 à 4 fois supérieure au CD. Notre vision, qui est devenu notre business modèle, était de mettre le meilleur des haut-parleurs dans le meilleur du streaming.
« C’est aujourd’hui sur ce segment que nous faisons
toute notre croissance, y compris à l’export »
Le Moci. Une sorte de mariage entre l’industrie traditionnelle et les nouvelles technologies ?
Alain Molinié. Le haut-parleur est une véritable industrie, avec des savoir-faire de pointe. Pour fabriquer les membranes, on utilise des matériaux issus de l’avionique ! Comme dans l’automobile haut de gamme, nous avons marié le meilleur de l’industrie avec le meilleur du software pour développer un nouveau concept de produit : le Luxury Wireless Audio, l’audio de luxe sans fil.
C’est aujourd’hui sur ce segment que nous faisons toute notre croissance, y compris à l’export.
Le Moci. Quelle est la place de cette activité dans le groupe Cabasse ?
Alain Molinié. Je suis cofondateur d’AwoX, crée en 2003, une société qui a développé de nombreux logiciels innovants dans des segments de métiers comme la domotique, le lighting, et l’audio de luxe. Quand nous avons racheté Cabasse en 2014, nous avons réorganisé l’ensemble, devenu le Groupe Cabasse.
Aujourd’hui, le groupe se développe sur deux grands marchés : la domotique-vidéo-sécurité, avec Dio Chacon, dont le site principal est à Bruxelles, et l’audio de luxe avec Cabasse, dont la base est toujours son fabuleux site historique de Brest, avec une vue à 180 degrés sur la mer. C’est là que sont produits tous les éléments critiques. Ce site accueille l’une des plus grandes chambres sourdes d’Europe ! Mais quand vous vendez des systèmes audios qui coutent 10 000 à 30 000 euros, voire 200 000 euros, vous devez être très précis, exactement comme pour une voiture de compétition. Notre siège et nos services communs centraux sont à Montpellier. Cabasse a toujours été français et il le reste.
Les chiffres clés de Cabasse Group
(Milliers d’euros, 1er semestre 2022)Chiffre d’affaires* : 12 404 (-9 %)
dont Chacon & Dio Home : 7 256 (-16 %)
dont Cabasse Audio : 4 721 (+ 2 %)
dont Home et technologies : 427 (+ 5 %)*2021, CA 12 mois : 30 503
« Notre ambition était et reste de faire de Cabasse
un leader mondial du Luxury Wireless Audio »
Le Moci. Dès le rachat en 2014, votre vision est également très internationale…
Alain Molinié. Cabasse vendait à l’international depuis une trentaine d’années mais ses marchés étaient dispersés et l’export ne dépassait pas 30 % du chiffre d’affaires. Tout a changé à partir de 2014. Notre ambition était et reste de faire de Cabasse un leader mondial du Luxury Wireless Audio. Nous avons investi 12 millions d’euros pour cela, dans la modernisation du site de Brest, le design, le software, les outils de production et le réseau international.
A Brest nous avons industrialisé la moitié du bâtiment et transformé son atelier en un site de pointe. Tout le design est fait en interne avec nos équipes artistiques, mécaniques et prototypages, électroniques, acoustiques et logicielles. Les millions de lignes de code nécessaires à nos systèmes applicatifs sont également intégralement développés en interne.
Tout cela a été fait en trois ans à peine. Et en 2017-2018, nous avons sorti la gamme The Pearl, des haut-parleurs hi-fi en forme de perles rappelant la joaillerie, qui intègrent toute la partie amplification, toute la partie radio et toute la partie logicielle. Oser ce design était d’ailleurs très innovant car il est beaucoup plus complexe de mettre tout cela dans une sphère que dans un cube !
Le Moci. Le succès a-t-il été au rendez-vous ?
Alain Molinié. Lorsque la première « Pearl » est sortie en 2018, une enceinte « bijou » sphérique, ultra compacte, sans fil, à 2800 euros, le succès a été au rendez-vous. Le produit a d’ailleurs remporté de nombreux prix. Nous avons donc développé la gamme The Pearl (à ce jour la plus large gamme de connecté High End avec 9 systèmes multi-room). Dernier en date The Pearl Keshi, un système 2.1 hyper compact aux performances étonnantes, et enfin, à l’occasion des 70 ans de Cabasse, nous avons voulu sortir un système actif d’exception la Pearl Pelegrina, master-piece connectée, conçue, désignée et produite en France; au départ nous en avions fabriqué 70 paires numérotées à 25 000 euros, pour marquer les 70 ans. Après quelques mois, les Pelegrina sont devenues une référence dans les systèmes connectés haut de gamme, et suite à la demande des revendeurs, nous avons décidé de poursuivre sa fabrication.
« Nous ne faisons plus
qu’un tiers du chiffre d’affaires en Europe »
Le Moci. Quelle a été l’évolution des ventes à l’international ?
Alain Molinié. Il y a trois ans, le chiffre d’affaires à l’international de Cabasse Audio se répartissait entre l’Europe, pour les deux tiers, et le reste du monde pour un tiers. Nous avons restructuré nos équipes de ventes et renforcé notre réseau commercial avec des salariés sur le terrain. Aujourd’hui, nous ne faisons plus qu’un tiers du chiffre d’affaires en Europe et déjà 40 % en Asie, où nous disposons d’une filiale basée à Singapour. Aux États-Unis, dont Cabasse s’était retiré pendant quelques années, nous avons, à partir de notre filiale en Californie, redémarré l’activité il y a 18 mois. Nous avons également développé le réseau en Europe centrale.
Le Moci. Quels sont vos objectifs à présent ?
Alain Molinié. Notre objectif est de porter la part de l’international à 80 %. Nous avons de la marge aux États-Unis, ainsi qu’en Asie. Nous avons ainsi redéveloppé la Corée du sud, où ça marche très bien, et nous avons complètement restructuré notre réseau de distribution en Chine. Cela marche bien aussi en Inde, en Australie, et on perce à Taiwan, en Indonésie. En Amérique du Sud, nous commençons à avoir des résultats au Mexique et au Brésil. Tout cela ne se fait pas du jour au lendemain : à l’étranger, il faut compter 18 mois à 2 ans pour sélectionner un distributeur et mettre en place un contrat avec lui.
Le Moci. Quels types de distributeurs ciblez-vous ?
Alain Molinié. Selon les pays, vous avez deux grandes catégories de distributeurs. D’abord les réseaux traditionnels avec des enseignes spécialisées comme la Fnac-Darty ou Boulanger et leur équivalent à l’étranger : nous y sommes présents avec nos produits d’entrée de gamme, qui sont leur haut de gamme à eux, car cela sert la notoriété de la marque et cela nous permet de donner le goût de la hi-fi de haute qualité à des gens qui vont plus tard monter en gamme sur nos produits.
Et ensuite vous avez des distributeurs plus spécialisés, possédant souvent leur propre magasin, qui cible le haut de gamme avec des produits plus élitistes. Il n’y a pas vraiment de recette miracle, chaque pays à ses spécificités, il faut y passer du temps.
Mais généralement, ce sont des gens installés depuis 20 à 30 ans sur leur marché, et qui ont choisi de se spécialiser sur le segment du luxe. Il faut bien comprendre qu’il y a autant de différence entre une de nos enceintes et une enceinte Bluetooth à 200 euros, qu’entre une voiture de sport et un camion !
Le Moci. Cette orientation sur une niche de luxe, est-ce ce qui explique que vous ne connaissez pas la crise ?
Alain Molinié. Il est vrai que sur la division audio, nous enregistrons sur les trois dernières années une croissance moyenne de plus de 30 %. Mais il faut voir qu’on est au début d’une industrie nouvelle, celle de l’audio de luxe en streaming Wi Fi, dans laquelle nous sommes parmi les tous premiers. Pour créer les passerelles entre les technologies acoustiques et les technologies du streaming Wi Fi, il faut d’énormes capacités pour maîtriser le software, l’amplification, les haut-parleurs, le design. Et si vous ajoutez à cela un réseau de vente de dimension internationale, les barrières à l’entrée sont très importantes, c’est une protection pour notre croissance.
Mais le fait d’être sur une niche de luxe est également un avantage car on a moins de difficultés que dans d’autres industries. En fait, le luxe est en train de s’étendre à de nouveaux domaines comme celui de l’acoustique.
« Avec nos distributeurs,
nous cultivons des relations de très long terme »
Le Moci. Être en France est-il un avantage à cet égard ?
Alain Molinié. En France on a cette chance d’avoir une base de sous-traitants industriels très spécialisés d’excellente qualité. De plus, nous sommes très soutenus en tant que société technologique, bénéficiant du soutien de l’Etat en matière d’innovation, de celui de Bpifrance. Et en tant que société cotée en bourse, on peut lever des fonds pour développer notre groupe.
Ce que l’on peut retenir de notre évolution récente, c’est que nous avons mené en quelques années, entre 2014 et 2018, la transformation industrielle du groupe. Nous avons gagné au passage 10 % de marge brute supplémentaire que nous avons réinvesti. Et entre 2019 et 2022, nous sommes passés à la phase de la transformation commerciale liée à la nouvelle gamme The Pearl avec une forte accélération de nos ventes. A l’heure actuelle, nous sortons deux produits par an. Beaucoup de gens vous diront qu’il faut deux ou trois ans pour sortir un nouveau produit, nous c’est 12 à 15 mois !
Le Moci. Dans votre transformation commerciale, quelle a été la place du e-commerce ?
Alain Molinié. La vente directe n’est pas du tout notre approche. Nous passons par des magasins spécialisés, bien équipés, bien formés sur nos systèmes, pour proposer aux clients une expérience acoustique de haute qualité. Les personnes intéressées peuvent prendre rendez-vous, être bien conseillées et passer un bon moment, la musique c’est du plaisir, des émotions… De même, nous sommes attentifs à la qualité du service après ventes.
Le Moci. Quelle est l’étendue de votre réseau de magasins ?
Alain Molinié. Nous avons actuellement 420 magasins partout dans le monde et 70 Cabasse Acoustics Center. Nous avons ouvert cette année notre plus gros magasin à Séoul, un flagship dédié à la marque sur une surface de 150 m2, avec notre distributeur AudioGallery. Construire un tel réseau prend de nombreuses années, et nous sommes en support de ces partenaires. Avec nos distributeurs, nous cultivons des relations de très long terme.
« Il faut acheter des composants 12 mois à l’avance »
Le Moci. Comment traversez-vous les perturbations des approvisionnements depuis la crise Covid, notamment dans les composants électroniques ?
Alain Molinié. Ces perturbations ne sont pas terminées. En fait, nous sommes confrontés à deux problèmes bien distincts.
Le premier problème est celui des transports. Aujourd’hui, même si nous assemblons beaucoup de nos produits et Hautparleurs en France, certains produits, et notamment des composants, sont produits en Asie. Prenez le néodyme, une terre rare qu’on utilise pour fabriquer les aimants très puissants qui équipent nos enceintes ; la Chine doit représenter environ 90 % de la production mondiale, sans parler des semi-conducteurs produits à Taiwan. A la suite du Covid, il y a eu un gros problème de transport entre la Chine et l’Europe qui a fait exploser les prix des conteneurs et les délais d’acheminement. Le pic avait été atteint au troisième trimestre 2021, une époque où nous avions dû faire des choses hallucinantes, comme louer des conteneurs réfrigérés parce qu’il n’y avait plus que ça de disponible ! Ce problème est en train de se résorber et j’ai bon espoir en un retour à la normale à la fin de l’année.
Le deuxième problème que l’on vit aujourd’hui, et qui date de 2021, est celui des délais de livraison sur des composants critiques. Dans la période post-Covid, les fonderies ont redémarré mais progressivement et de grandes firmes multinationales ont raflé tout ce qu’elles pouvaient dans le cadre de contrats pluriannuels, laissant peu de volumes disponibles aux autres alors qu’avant, le marché était assez bien distribué. Ce problème-là n’est pas encore résolu. Les fabricants de semi-conducteurs proposent des délais de 12 mois au lieu de 3 mois avant la crise sanitaire. Donc il faut acheter des composants 12 mois à l’avance, cela nécessite une certaine organisation pour un groupe de notre taille ; ceci dit nos process ainsi que nos moyens financiers nous ont permis d’anticiper cette situation et de faire des achats de stocks dès l’été 2021. C’est ce qui nous permet aujourd’hui de continuer à produire.
« Nous avons cette capacité
à nous adapter et à continuer à produire »
Le Moci. Dans le contexte assez instable que nous traversons, comment fait-on pour gérer au quotidien ?
Alain Molinié. C’est vrai que, bien sûr on peut anticiper, bien sûr on peut acheter des stocks, mais à un moment donné, s’il n’y a plus de composants, comment fait-on ? C’est déjà arrivé, et cela continuera à nous arriver. Là, on a la chance d’être complètement intégré ce qui signifie que l’on fait notre électronique, on fait nos logiciels. On est donc capables de changer les composants et les logiciels les plus critiques en cas de rupture d’un approvisionnement et ce dans un délai de quelques mois. Contrairement à d’autres industriels qui sont totalement dépendants de tels ou tels fournisseurs extérieurs pour leur software ou leurs composants, ou très souvent les deux, et sont à la merci de retards ou d’arrêts d’activité de ces derniers, nous avons cette capacité à nous adapter et à continuer à produire.
Le Moci. Vous importez certains composants mais vous assemblez certaines parties en France, sans compter le software. Comment fait-on pour rester Made in France ?
Alain Molinié. Si nous n’étions pas dans une industrie de luxe, nous ne pourrions pas nous le permettre. Pour réindustrialiser la France, il faut concevoir, assembler mais il faut aussi produire des composants à un moment donné. Nos semi-conducteurs, nous sommes obligés de les acheter à Taiwan ou aux Etats Unis car il n’y en a pas ou plus en France ou en Europe. Je trouve très bien que l’Europe relance de grands programmes de réindustrialisation et j’espère qu’on va revoir un jour des fonderies et des industries qui ont disparues.
Propos recueillis
par Christine Gilguy