Bertrand Collomb est président d’honneur de Lafarge, Narayana Murthy, président d’Infosys. Ils livrent leur vision de ce que les dirigeants d’entreprise français et indiens peuvent construire ensemble.
Le Moci. En quoi le Conseil présidentiel franco-indien des entreprises, ou Indo-French Business Forum, est-il utile aux milieux d’affaires des deux pays ? Avez-vous des résultats concrets ?
Bertrand Collomb. Je crois qu’il est utile parce qu’il permet une meilleure connaissance, une meilleure information réciproque. Les entreprises ont des états-majors, des gens en Inde pour les Français, en France pour les Indiens. Mais le temps que les chefs d’entreprise eux-mêmes consacrent au sujet est limité et lorsqu’ils ont l’occasion d’aller un peu plus loin dans la discussion avec un collègue, c’est toujours très utile. Les forums que nous organisons chaque année sont volontairement informels pour favoriser ce type d’échange. Je citerai un résultat concret : à l’occasion du dernier forum, à Paris, en 2010, un chef d’entreprise a émis quelques idées qui ont été saisies par des chefs d’entreprise indiens. À l’occasion de notre rencontre en décembre, il a pu lancer deux ou trois de ces idées, préparer des accords et annoncer des projets. Il y a à la fois l’objectif général de compréhension et il peut y avoir des opportunités de travailler sur des projets concrets.
Narayana Murthy. Les objectifs de ce forum sont de nous permettre de comprendre comment traiter les affaires ensemble. Nous avons besoin de mieux appréhender nos marchés respectifs, de savoir comment collaborer, comment accroître notre commerce bilatéral, et de devenir des atouts les uns pour les autres. Lorsque nous nous rencontrons, nous essayons de comprendre les problèmes que nous affrontons et de trouver des mécanismes ensemble, sur des secteurs où nous pouvons nous aider. Cela peut déboucher sur des collaborations, pour le nucléaire par exemple. À l’occasion de la visite du président Sarkozy, un accord de principe a été signé sur le nucléaire, et ce fut un moment fort pour nos deux pays. Lors de notre rencontre à Delhi fin 2010, plusieurs accords de principe ont été conclus, notamment, dans le secteur de l’éducation, avec les meilleures écoles de haute technologie en Inde, les IIT, pour des échanges d’étudiants. J’ai aussi en tête l’exemple de Schneider Electric qui apporte, avec sa collaboration en Inde, une véritable valeur ajoutée à notre économie. Le ciment Lafarge est un autre exemple, tout comme l’industrie indienne du software peut l’être pour la France.
Le Moci. Dans quels domaines les entreprises françaises et indiennes doivent-elles prioritairement chercher à développer des projets et partenariats d’affaires ?
Bertrand Collomb. Il y a beaucoup de domaines. Les besoins de l’Inde sont ceux d’une économie en développement, ils sont nombreux. Et les entreprises indiennes sont elles-mêmes en plein développement. Elles ont besoin et envie de sortir de chez elles ; il y a beaucoup de choses qu’elles peuvent faire en Europe. Je crois que ce n’est pas une question de secteur déterminé mais plutôt d’approche. Dans les discussions que nous avons eues, les Indiens nous ont dit clairement : « Attention, le marché indien, ce n’est pas exactement la même chose que le marché français. Il existe en Inde une classe moyenne qui accède à un niveau de vie comparable aux standards internationaux, et une masse importante de gens qui ont des niveaux et des modes de vie différents. Vous pouvez essayer de vendre des produits à la petite masse de gens qui ont à la fois le niveau de vie et les orientations culturelles qu’il faut, mais vous avez un énorme marché où, si vous proposez des produits plus spécifiquement adaptés à ces gens plus modestes, avec des prix correspondant à ce qu’ils peuvent acheter, vous pouvez faire des choses très différentes. » Parmi les entreprises françaises, certaines sont dans cette démarche. Lafarge a, par exemple, travaillé sur un produit à base de béton moins coûteux que le béton classique, qui améliorerait beaucoup la tenue des maisons traditionnelles indiennes de la campagne, en pisé, en leur permettant de résister à trois ou quatre moussons.
Narayana Murthy. La France est très forte dans certains domaines, dont le nucléaire, mais aussi la mode et les biens de consommation de luxe, tout comme les technologies de pointe. Ce sont des secteurs que nous devons aborder ensemble. Par ailleurs, nous souhaitons travailler plus en profondeur à des coopérations portant sur le changement climatique, la réduction d’émissions carbone. Nous avons des discussions nombreuses à ce sujet à Paris et à Delhi et les accords de principe qui ont été signés sont allés dans cette direction. De même pour le secteur éducatif, je crois beaucoup à ces échanges.
Le Moci. L’Inde est un pays réputé d’accès difficile, compliqué pour les PME et PMI françaises. Quels sont vos conseils à ces entreprises pour réussir leur projet en Inde ?
Bertrand Collomb. La première recommandation que je leur fais est : ne vous imaginez pas que cela va se faire vite ! Si vous y allez et si vous en avez la possibilité, donnez-vous la marge financière et la marge de temps pour y rester un certain temps. Mais c’est vrai aussi pour les grandes entreprises. Chez Lafarge, nous avons ouvert notre premier bureau en Inde en 1992, mais il a fallu trois ans avant que nous fassions notre première acquisition… Cela dit, quand vous voyez des entreprises en phase d’introduction, elles ont tendance à être désespérées. Quand vous les voyez cinq ou dix ans après, qu’elles se sont acclimatées, elles disent que c’est formidable…
L’autre recommandation, qui vaut aussi bien pour les grandes que pour les petites entreprises, c’est de faire attention à la qualité des partenaires que vous choisissez si vous décidez d’en prendre un. Mieux vaut pas de partenaire qu’un mauvais partenaire.
Narayana Murthy. De la patience ! L’Inde a beaucoup changé et il est bien plus aisé d’y faire des affaires aujourd’hui. Notre marché est en pleine expansion, il vibre vraiment et nous avons un fort besoin en termes d’apport d’entreprises pour satisfaire nos nouveaux consommateurs. Si je ne peux pas donner un laps de temps particulier, car cela dépend de chaque secteur, je recommande cependant à toutes les entreprises de prendre leur temps. Mon autre conseil serait de ne pas hésiter à investir dans des problématiques de fond, à participer à la mise en place d’infrastructures : les routes, l’énergie, les ports. Car ce sont des secteurs où il existe de vraies opportunités pour les entreprises françaises.
Propos recueillis par Christine Gilguy (à Paris) et Cléa Chakraverty (à Delhi)
Un club très fermé de hauts dirigeants
Le Conseil présidentiel franco-indien ou Indo-French Business Forum est un club très fermé qui a été lancé le 30 septembre 2008, au moment d’une visite en France du Premier ministre indien Manmohan Sing, qui venait participer à un sommet Union européenne-Inde. Son objectif : rapprocher les milieux d’affaires français et indiens en favorisant des échanges directs entre leurs hauts dirigeants. Lafarge, EADS, Cagemini, Vinci y côtoient Infosys ou Tata. Co-présidé actuellement côté français par Bertrand Collomb, président d’honneur du groupe Lafarge et côté indien par Narayana Murthy, CEO du groupe Infosys, il se réunit une fois par an, à tour de rôle en France et en Inde, dans un cadre informel. La dernière rencontre en date s‘est tenue début décembre 2010 en Inde, à l’occasion de la visite officielle du président Sarkozy. Les premiers projets communs de leurs membres ont été annoncés à cette occasion : Air Liquide et Tata dans les piles à hydrogène, Vinci et HCC (Hindustan Construction Company) dans la construction et les concessions d’autoroutes, EADS et Infosys dans le développement des échanges d’étudiants des deux pays… La prochaine rencontre aura lieu à Paris, les 17 et 18 mai prochain.