Alors que la réouverture du port de Shanghai est effective depuis le 1er juin après 2 mois de confinement strict en raison de la politique « zéro Covid » du gouvernement chinois, les perturbations des chaînes d’approvisionnement sont loin d’être terminées, aggravées par la guerre en Ukraine. Un retour à la normale sur le marché du transport maritime n’est pas à prévoir avant un an ou deux confie au Moci Alexandre Vienney, directeur du pôle distribution bp2r.
Le Moci. Que révèle l’impact des confinements successifs de la Chine sur le marché mondial de transports des marchandises ?
Alexandre Vienney. Le marché des approvisionnements, qui vient de Chine, était une machine bien huilée et confortable pour les Européens notamment. Avec le Covid, la Chine s’est bloquée. Il n’y avait alors plus de production, ni d’expédition. Cela a engendré des difficultés en Europe et partout dans le monde. La machine bien huilée s’est alors arrêtée : plus de capacité de transport avec les ports, les infrastructures et les entrepôts qui sont mis à l’arrêt.
Quand c’est reparti, c’est reparti très fort. D’abord la Chine avec ses capacités de production et puis la consommation en Europe. Mais les capacités n’étaient pas au rendez-vous. Cela a généré des engorgements dans les ports principalement.
Cela a permis d’observer que la machine, avant-Covid, n’était pas si bien huilée que ça. Cela a mis en lumière les défaillances en termes de prévisions et de planification. Les chargeurs sont incapables d’anticiper : c’est-à-dire que les usines poussent et produisent, puis l’intendance suit. Mais en temps de crise, cela ne marche pas. Il faut être capable de dire au moins 15 jours à l’avance la production disponible, le nombre de conteneurs à embarquer, le jour et dans quel port aller.
Le Moci. Aujourd’hui, les entreprises ne sont pas capables de le faire ?
A. V. Non, peu sont en mesure d’anticiper. C’est pourquoi les conteneurs restent à quai et partent (ou pas).
« L’alimentaire et le BTP
sont les secteurs qui ont été plus ou moins épargnés »
Le Moci. A-t-on des données chiffrées des conséquences de ces retards ?
A. V. Non. Mais ce qui est sûr, c’est que ce sont des ventes perdues, voire des marchandises perdues pour les industries qui transportent des marchandises à forte obsolescence, notamment l’automobile et l’électronique. Il y a aussi les secteurs saisonniers, comme le jouet. Finalement, il n’y a que l’alimentaire et le BTP qui ont été plus ou moins épargnés puisqu’ils sont produits ailleurs.
Le Moci. Mais les entreprises n’ont-elles pas pu se rediriger vers d’autres ports ?
A. V. Le transitaire, qui est en charge des opérations, est local. S’il doit changer le plan de route, il est un peu perdu. Il n’y a pas cette agilité de s’adapter aux difficultés en temps de crise. Pourtant il existe des outils en ligne qui permettent d’avoir une visibilité assez fiable, quasi en temps réel des capacités des ports, des taux de saturation. Si le port d’Hambourg est bloqué, par exemple, alors pourquoi ne pas passer par Rotterdam. Des coûts de post-acheminements vont être à ajouter mais au final la marchandise arrive dans les délais prévus initialement.
Le Moci. On parle toujours d’anticipation et de vision globale du flux…
A. V. Ce n’est pas le cas aujourd’hui chez la plupart des industriels et des distributeurs. Par ailleurs, on ne rencontre pas ces problèmes dans le transport routier par exemple. Il y avait des amortisseurs. Les compagnies maritimes d’affrètement étaient flexibles car elles étaient plutôt dans un rapport de force défavorable. Désormais, elles sont dans une position de force complète qui s’est forgée dans le temps en construisant des alliances.
Aujourd’hui, trois entreprises tiennent le marché mondial du transport maritime (CMA CGM, Maersk et MSC). Avec la disparition des capacités, elles ont engrangé d’énormes gains depuis un an et demie. Et elles essaient d’intégrer la chaine et achètent à tout va. Des grosses entreprises, telles que Carrefour ou Decathlon achètent leurs conteneurs directement auprès des compagnies d’affrètement, en raison de leur volume de production. Ce sont les mieux outillés et les mieux organisés en négociant directement avec les compagnies. Tous les autres passaient par les transitaires. Aujourd’hui, les compagnies de fret maritime sont en train de racheter les transitaires et les transporteurs, afin de devenir l’interlocuteur unique pour maîtriser les coûts et les marges.
« Il suffit d’un goulet d’étranglement
pour que toute la planète soit pénalisée »
Le Moci. Quelles ont étaient les conséquences de ces différents confinements ?
A. V. Les ports n’avaient pas la capacité de traiter. Il n’y avait pas assez de navires pour transporter les marchandises par ailleurs. En moyenne, le retard était de 7 à 8 jours avec deux effets conjugués : d’une part le taux de fiabilité dans le respect des délais (qui est passé de 70 % à 25 %) avec une durée moyenne qui est passée de 2 à 3 jours dans 30 % des cas à 7 à 8 jours dans 75 % des cas.
La situation se dégrade très vite quand on ferme mais reprend de plus en plus difficilement à chaque réouverture. Aujourd’hui, les ports, notamment aux Etats-Unis ne sont pas encore complètement dans leur capacité de production normale. C’est encore compliqué car on parle de circulation mondiale des conteneurs. Il suffit d’un goulet d’étranglement pour que toute la planète soit pénalisée.
La 2e conséquence est l’explosion, encore jamais vue, des taux de frets. Le pic a été atteint en janvier 2022 avec un Asie-Europe pour un conteneur autour de 15 voire 16 000 USD. Aujourd’hui, il est retombé autour de 8 à 10 000 USD alors qu’en moyenne, cela tournait autour de 1000 à 2000 USD ces trente dernières années. Soit 10 fois le coût habituel.
Pas de retour à la normale « avant un an ou deux, et encore… »
Le Moci. Avec des conditions de plus en plus dégradées…
A. V. Exactement, avec une qualité du service terrible. Pas de visibilité, personne ne sait quand les conteneurs arrivent, ni même s’ils vont arriver d’ailleurs. Des coûts hors de contrôle et des chargeurs (importateurs) complètement pris en otage car ils sont dépendants. Si votre conteneur est bloqué en Chine, que faire ?
Le Moci. Les entreprises ne se sont-elles pas tournées vers d’autres moyens de transports ?
A. V. L’aérien c’est pire et il n’y a pas les capacités de toute façon pour substituer le maritime par l’aérien. Le train, ce n’est pas jouable en raison de la situation en Ukraine actuellement, sans parler de la capacité de pouvoir répondre aux besoins. Le camion non plus. Donc tout le monde paie !
Le Moci. Cela va peut-être permettre à des entreprises d’envisager des relocalisations en Europe voire en France ?
A. V. Il va falloir des années pour construire ça. Aujourd’hui les entreprises sont en train de courir partout pour que tout fonctionne. Bien entendu, tous les conseils l’envisagent ou y réfléchissent. Cela va probablement changer l’ordre mondial. Il y a des niveaux de dépendances qui vont devoir être reconsidérés et surtout revus à la baisse.
Le Moci. Dans ce contexte, l’inflation à venir ne va pas aider le consommateur à acheter plus cher un produit également.
A. V. Si le consommateur continue d’acheter moins cher, cela limite la marge de manœuvre des industriels ou des distributeurs.
Le Moci. Quand peut-on espérer un « retour à la normale » ?
A. V. Pas avant un an ou deux, et encore… D’une part, il va falloir que tout soit stabilisé, synchronisé et redémarre. Puis il reste cette histoire de dépendance vis-à-vis des compagnies maritimes d’affrètement qui sont en position de force et n’ont pas l’intention de rendre le pouvoir. Les prix ne vont pas redescendre de sitôt.
Propos recueillis
par Claire Pham