Avait-on oublié que les pays émergents sont sujets à des hauts et des bas ? Turbulences socio-politiques, crises de change : ces pays donnent des sueurs froides aux exportateurs et investisseurs, notamment aux PME et ETI que l’on incite à davantage s’internationaliser. En marge des dernières Rencontres de l’AMRAE-Association pour le management des risques et assurances d’entreprises (Deauville, 5-7 février), consacrées cette année au « risk manager sans frontières », Ludovic Subran, chef économiste d’Euler Hermes, qui vient de publier ses perspectives pour 2014 (1), livre en exclusivité à la Lettre confidentielle son analyse.
« Parmi les nouveaux risques politiques, j’en vois plusieurs qui sont intéressants dont ceux qui portent sur la stabilité de l’environnement des affaires, des législations et de la régulation »
Le Moci : Quels sont ces nouveaux risques politiques auxquels vous faites allusion dans les dernières prévisions d’Euler Hermes ?
Ludovic Subran : Il y a d’abord une résurgence de risques politiques traditionnels. On a vu ressurgir encore récemment le risque d’expropriation ou de confiscation sur des investissements en Argentine (avec Repsol), en Libye, en Côte d’Ivoire. En matière de risque sur les transactions, on observe une montée du risque économique qui ressemble à du risque politico-économique. Prenons l’exemple de la crise de la balance des paiements de l’Ukraine : il y a quelque temps, ce pays était encore à moins de deux mois de couverture d’import, une situation en partie due au blocage politique et au blocage de gouvernance de l’Ukraine coincée entre la Russie et l’Europe. C’est du risque économique parce que c’est une crise de change, une crise de balance des paiements, et c’est du risque politique parce que c’est du risque de politiques publiques qui influent sur la vision qu’ont les entreprises du commerce avec ce pays. Ce sont des risques dont on a l’habitude mais qui émergent à nouveau de façon plus fréquente que ce qu’on avait anticipé avec l’apogée de la mondialisation.
Les nouveaux risques politiques sont justement liés àcertaines tensions de la mondialisation. Il n’y a plus de barrières tarifaires, mais des barrières physiques extrêmement fortes, une concurrence accrue sur les infrastructures portuaires avec des pays qui se positionnent comme passages obligés tandis que d’autres se retrouvent un peu isolés des routes du commerce. Et donc parmi les nouveaux risques politiques, j’en vois plusieurs qui sont intéressants dont ceux qui portent sur la stabilité de l’environnement des affaires, des législations et de la régulation.
Quand on regarde la Thaïlande aujourd’hui, ou a contrario le Maroc, ce sont des pays qui évoluent dans des sens opposés. Le Maroc gagne dix places au classement Doing Business de la Banque mondiale en 2014 car il est en train de faire des réformes, il s’ouvre vite, ce qui représente une opportunité. En revanche, la Thaïlande, à cause de la crise politique qu’elle traverse, se referme, essaye de protéger ses actifs, ses entreprises, ses chaînes de valeurs. On se rend compte que la stabilité –cas du Maroc- ou l’instabilité politique – cas de la Thaïlande- a créé en fait une nouvelle forme de risque politique dont l’indicateur avancé, pour les entreprises, est lié à ce problème de gouvernance dans le pays.
« En 2014, 46 % de la population mondiale va voter »
Le Moci : Pourquoiest-ce particulièrement sensible cette année ?
Ludovic Subran : En 2014, 46 % de la population mondiale va voter pour des élections présidentielles, des législatives, des municipales, etc. On a tendance à séparer le risque politique du risque économique. En fait, il y a une espèce de dépendance entre les risques qui fait que si vous avez des actifs ou des dividendes dans un pays, il faut se méfier des implications économiques des intrications politiques. Cela peut influer sur les financements, les marchés, les offres publiques auxquelles vous avez accès. Il y a de plus en plus de protectionnisme sur l’acquisition du marché, le débouché.
En termes de risque politique pur (confiscation,expropriation) on se rend compte qu’on a atteint un niveau un peu inattendu dans un monde qu’on pensait extrêmement ouvert. Même des pays proches de nous comme la Hongrie, comme l’Algérie, ou un peu plus lointains comme l’Équateur, la Bolivie, le Honduras, prennent des mesures qui ressemblent à des chocs politiques et représentent des risques à couvrir. Ce n’est pas fini. Ce monde multipolaire a créé un terrain beaucoup plus fertile pour la résurgence de risques politiques qu’on n’avait pas vu depuis les années 70/80. A l’époque, quand on allait loin, on prenait beaucoup de risques, cela coûtait cher de se couvrir, et le retour sur investissement était grand. Aujourd’hui, c’est moins loin, il paraît moins cher d’y aller, c’est aussi moins cher de se couvrir. Il faut avoir les bonnes solutions.
Crise de liquidité : « L’entreprise française à qui on a vendu le grand export peut être désorientée car ils sont touchés les uns après les autres »
Le Moci : Dans vos dernières prévisions, vous estimez que la crise de liquidité dans certains
pays émergents est une source d’inquiétude « majeure » : Turquie, Ukraine, Argentine, Venezuela.
Qu’est-ce que cela signifie exactement ?
Ludovic Subran : il y a deux risques concomitants pour les entreprises : le risque de ne pas être payées par leurs clients parce qu’ils sont en monnaies locales et que lorsque le taux de change se déprécie, il leur faut plus d’argent pour payer leur contrat initial. En Turquie, il y a 10 à 15 % de dépréciation, le client va devoir trouver plus pour payer sa commande. Il y a du vrai risque de non-paiement. Le deuxième risque est du risque de financement. Il y a des entreprises dont le bilan, donc la solvabilité, sera entaché par le coût du crédit. En Turquie, le coût du crédit est à 12 %, c’est une hausse majeure. Des entreprises ne vont pas trouver de financement pour leur investissement. Il y a donc un double risque : sur la solvabilité et sur la rentabilité des entreprises locales.
Les pays qui ont été affectés par le retrait de la FED (Federal Reserve Bank), les mauvaises nouvelles de la Chine, et ce mélange de risque politico-économique sont le Brésil, l’Inde, la Turquie, l’Afrique du Sud et dans une moindre mesure l’Indonésie. Ce sont des pays qui ont un déficit courant important, avec de forts besoins de financement extérieur, dont les capitalisations boursières se sont effondrées par suite du rapatriement des capitaux aux États-Unis.
Leur situation est particulièrement marquante parce qu’ils sont de taille importante, qu’ils sont des routes obligées du commerce international et qu’ils étaient censés « tenir » la croissance émergente. Beaucoup d’entreprises y ont créé des chaînes de valeurs avec les entreprises locales. Au Brésil, déjà que ce n’était pas facile de faire du business, avec l’inflation latente, le risque de financement, le problème de rapatriement des dividendes, ça commence à faire beaucoup. Il n’y a pas un crash de ces économies du jour au lendemain, mais un retour de bâton, avec moins de financement.
Ce retour de bâton arrive à un mauvais moment en France. L’entreprise française à qui on a vendu le grand export –regardez la liste des pays cibles de la France- peut être désorientée car ils sont touchés les uns après les autres. Mais cela rappelle simplement leur vulnérabilité, qu’ils sont sujets à des turbulences. Ce n’est pas pour rien qu’on les appelle émergents : ils réagissent très vite, ils ont des hauts et des bas, mais leurs chaînes de valeurs ne sont pas aussi résilientes que les nôtres. Reste que pour le moment, pour les entreprises françaises, la boussole est un peu cassée.
Propos recueillis par Christine Gilguy
(1) Lire : Prévisions 2014 : les 10 règles du jeu économique mondial selon Euler Hermes